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un voyage à sparte.

Stace l’accompagne ; le doux Ballanche aussi, qui, la confondant avec Mme Récamier, trouve, pour la décrire, quelques accens aimables. Il dit qu’elle aperçut un petit groupe de gardes qui sommeillaient autour d’un feu. À quelque trente mètres, dans la demi-nuit brillait un grand corps tout nu. Elle court sans bruit, le reconnaît et, par pudeur, le couvre d’abord avec son écharpe.

On sourit de reconnaître aux mains d’Antigone l’écharpe à tout faire de Mme Récamier.

Une tempête de vent s’est élevée. La jeune fille, sur le cadavre de son frère, pousse les cris lamentables d’une vocifératrice.

Je ne sais rien de plus beau que ce jeune aigle sombre saisi sur un charnier et qu’on traîne devant Créon.

Alors éclate l’immortel dialogue, la protestation d’Antigone en face du pouvoir constitué.

Créon. — Connaissais-tu la défense que j’avais fait publier ?

Antigone. — Je la connaissais.

Créon. — Et pourtant tu as osé enfreindre cette loi.

Antigone. — Ce n’était pas Jupiter qui m’avait publié ces choses, ni la justice, compagne des dieux mânes qui avaient fixé ces lois parmi les hommes. Je ne croyais pas que tes proclamations, les proclamations d’un mortel, pussent transgresser les lois non écrites et infaillibles des dieux. Car celles-ci existent non d’aujourd’hui, certes, ni d’hier, mais éternellement, et personne ne sait depuis quel temps elles ont paru.

L’homme sage qui lit cette scène voudrait sur son visage un voile, car l’éclatante revendication de la vierge en faveur de l’équité divine contre la fragile justice humaine, naturellement elle nous émeut de sympathie, mais il s’agit de vivre en société, et je ne puis avouer le mouvement de chevalerie qui me range au côté de cette audacieuse. Que je cède au prestige d’Antigone, il n’y a plus de cité. Cette vierge, au nom de son sens personnel, proteste contre la loi écrite et se glorifie d’agir autrement que ses concitoyens ; à sa suite, dès lors, chacun de nous, pour n’en faire qu’à sa tête, peut invoquer les lois non écrites impérissables, émanées des dieux.



Le conflit de Créon avec la noble Antigone est immoral, très propre à pervertir les Thébains. Si Créon avait un peu d’intelli-