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garder auprès de lui l’enchantement et le sourire de sa vie : Ahès était encore si jeune ! Ce jour-là, — peu après la Nuit des âmes, — Gradlon était assis dans une des salles de son palais, la main posée sur la tête blonde. Pour la centième fois, à la demande de sa fille, il redisait les moindres détails de son expédition, le nom des chefs qu’il avait tués, le nom de ceux qu’il avait ramenés enchaînés à sa suite. Il racontait les prouesses des pirates, les ruses qu’il avait dû déjouer pour s’en rendre maître, et comment, montés sur leurs barques, ils s’enfuyaient en bandes noires de corbeaux :

— Ils ont leur repaire au bord du grand fleuve, disait-il. Beaucoup, parmi les Namnètes, combattaient avec eux. Ce Rhuys que tu as vu en était. On l’eût deviné rien qu’à sa façon de se battre. C’est pour cela que je l’ai épargné. Il a toute la bravoure, toute l’arrogance des nôtres. Il s’est défendu jusqu’à la nuit. Quand on l’a pris, épuisé de fatigue et de sang, il est arrivé devant moi, le front haut, la démarche tranquille. Tel il était alors, tel tu l’as vu, enchaîné, au retour.

— Je l’ai vu, dit Ahès qui semblait suivre attentivement un vol de mouettes.

— Ils voulaient le massacrer sur place, poursuivit le roi. Mais j’en avais déjà tué cinq de ma main. Et puis, à un moment ou à un autre, on a toujours besoin d’otages. Il est en sûreté, dans la basse-fosse.

— Il est en sûreté, répéta encore Ahès.

Elle baissa la tête, et un triste sourire passa sur ses lèvres. Les mouettes entraient librement par les baies ouvertes. Elles se poursuivaient d’un vol capricieux. L’une d’elles effleura le front du roi. Ahès songeait : « Est-ce mon rêve qui le frôle en passant ? » Elle dit tout haut :

— Pour me conformer aux conseils que donnent les moines, je vais voir les prisonniers de temps en temps. Ils ne-regrettent que leur liberté. Ils ne se plaignent jamais de vous, père. Vous ne les torturez pas, vous ne Unir faites souffrir ni la faim ni la soif. Et les Saxons sont si cruels pour leurs captifs ! Mais vous êtes chrétien…

— Ce n’est pas à cause des moines que j’agis ainsi, dit impatiemment Gradlon. Un prisonnier de guerre reste un compagnon d’armes. Lorsqu’on ne lui a pas tranché la tête pour augmenter les trophées glorieux, on ne le traite pas comme un criminel.