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retour, comme il le faisait, sans paroles, mais dans ce regard qui était une adoration. Elle rejeta la tête en arrière, elle respira avec délices. Il lui semblait que la vie devenait une chose sensible, enivrante ; qu’elle la buvait à longs traits.

L’odeur du sang avait excité les chiens ; les chevaux hennissaient, les oreilles droites ; ça et là d’autres flèches partirent. Les loups tombaient en masses lourdes, ou s’enfuyaient avec des hurlemens. Des cerfs et des biches, effarés au bruit, passaient leur tête fine à travers les buissons. Ahès les visait d’une main sûre : ils s’affaissaient, sans que la jeune fille semblât s’apercevoir de leur effroi et de leur douleur.

Au soir, il fallut faire prendre aux chevaux, sous la garde de quelques hommes, une route moins inaccessible ; les houx gigantesques les déchiraient. Ahès refusa de les suivre ; mais Gradlon exigea qu’elle n’allât plus seule, ainsi, à l’aventure. Bientôt on signala en avant des empreintes nombreuses de sangliers : les chiens donnaient furieusement de la voix ; on inspectait avec précaution les abords des cavernes et des mares ; le jour était encore assez haut pour qu’on pût forcer les sangliers dans leurs bauges.

Plusieurs cependant sortaient au bruit ; on les acculait alors contre des troncs d’arbres ou des roches, et les couteaux larges et courts faisaient des plaies affreuses : ils se débattaient les défenses en avant. Les plus intrépides entamaient avec eux des luttes cruelles. Ahès les encourageait, les excitait : et plus d’une fois ses flèches empoisonnées achevèrent la sauvage besogne.

La chasse se poursuivit ainsi jusqu’au matin. Après quelques heures de repos, Ahès, lasse enfin de tumulte, de sang et de cris, se décida à rejoindre les chevaux vers le nord. Plusieurs la suivirent. Gradlon demeura seulement avec les chasseurs intrépides. Alors les combats de l’homme et de la bête redoublèrent. Une suite de bas-reliefs sur des pierres tombales, au Vatican, donnent de curieux aperçus sur cette chasse. Le chasseur immobile attendait, un genou en terre, l’épieu long de trois pieds solidement calé dans un pli de terrain, contre une roche ou contre un arbre. Le sanglier, traqué par les valets et par les chiens, tombait sur l’épieu et ne pouvait plus se dégager. C’était vraiment une chasse splendide. Harassé, frémissant, Gradlon brandissait l’épieu durci ; il l’enfonçait au défaut de l’épaule du fauve ; le sang jaillissait, l’aveuglait. Il était hideux et terrible. Il invoquait les dieux sanguinaires. Ce n’était plus à la dérobée