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un voyage à sparte.

Le 19 septembre au soir, Gœthe écrit de Vicence : « Arrivé ici depuis quelques heures, j’ai déjà parcouru la ville, vu le théâtre olympique et les édifices de Palladio. Quand on a de telles œuvres sous les yeux, on en reconnaît le rare mérite et je dis de Palladio qu’il est essentiellement un grand homme. » Et le 27, en passant à Padoue, il achète les ouvrages de Palladio, ou plutôt un fac-simile sur cuivre de l’édition originale qui était gravée sur bois. On doit cette réédition aux soins du consul anglais Smith. Aussi, peu de jours après, dans le cimetière du Lido, Gœthe lui rendra grâce sur une tombe à moitié ensevelie.

Bien souvent à Vicence, à Venise et sur la Brenta, j’ai examiné les constructions de Palladio, avec la plus respectueuse curiosité, pour saisir ce que Gœthe leur doit, pour m’instruire à mon tour et surtout pour savoir comment l’Iphigénie est une œuvre palladienne.

Gœthe et Palladio témoignent, chacun à leur manière, d’une même nature intérieure ; ils s’accordent sur la réforme à accomplir. Ils sont préoccupés de se poser des limites et de ne pas permettre que leur imagination les dépasse. Ensuite, ils se proposent de résoudre la grande, l’éternelle difficulté qui est de rester naturel et vrai en stylisant : « Palladio, dit Gœthe, est un génie créateur, car il sut vaincre la contradiction qu’il y aura toujours à associer des colonnes et des murs. Il parvint à employer convenablement des colonnades dans l’architecture bourgeoise. » Je prie que l’on remarque que c’est en quoi excelle notre Racine si noble, aisé, naturel, tandis que c’est l’échec du Chateaubriand magnifique, mais composite et tendu des Martyrs. Et Gœthe continue : « Palladio sut combiner ; il nous força d’oublier qu’une colonnade dans un palais privé, dans une maison pour loger des Vicentins, c’est un artifice, un mensonge. Il y a dans de tels plans quelque chose de divin, comme serait la forme chez le grand poète qui, de la vérité et du mensonge, crée une troisième chose dont l’existence empruntée nous enchante. »

Nos amateurs modernes peuvent s’amuser de Gœthe et dire qu’il n’a vu en Italie aucun des beaux objets de l’Antiquité. Nous sourirons avec eux s’ils l’exigent. Mais, à défaut de la connaissance, ce grand homme avait l’amour du classicisme ; il était entraîné vers les grandes époques, et c’est par cet échauffement de l’âme qu’on exerce une action féconde.