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lèvres. Et le vieillard suivait, le regarda obscurci par les larmes avec un besoin, inéprouvé jusque-là, d’ouvrir son âme, de parler à cet homme qui entendait sa langue, et qui priait un Dieu invisible et si proche.

Comme s’il lisait dans sa pensée, Gwennolé se pencha sur la couche de feuilles sèches :

— Te sens-tu mieux ? demanda-t-il.

— Je vais mourir, répondit le druide. J’aurais voulu mourir tout seul.

— Veux-tu que je me retire ? demanda doucement le saint.

— Tu le ferais si tu savais qui je suis, vois ce sang sur mes mains !

— Tu t’es déchiré aux épines.

Oh ! la langue bénie, aux phrases courtes que sa mère lui disait, il y avait si longtemps !

— Qui es-tu ? interrogea-t-il.

— Que t’importe ? répondit Gwennolé. Appelle-moi ton frère, ton fils ou ton ami : et tous ces noms sont vrais…

Le druide eut le désir de se taire pour l’entendre encore. Mais un instinct de droiture le poussa en avant :

— J’ai tué, dit-il.

Le moine eut un mouvement d’effroi… Tout de suite, croyant que la faiblesse le faisait délirer :

— J’ai compris que tu avais quelque grande douleur. Tu gémissais dans ton sommeil. Mais tu n’as pas pu tuer. Tu te soutiens à peine !

— J’ai tué, répéta-t-il farouche, pour offrir un sacrifice aux dieux.

— Non ! non ! s’écria le saint avec épouvante. Tu ne peux pas avoir fait cela…

Le druide parlait, les yeux fermés, comme si la langue maternelle parvenait à ouvrir son âme, non pour celui qui l’écoutait, mais pour lui-même. Comme si les choses qu’il disait demeuraient mystérieuses et sacrées dans cette langue morte…

— Moi aussi, reprit-il, je dis : je n’ai pas fait cela, je ne peux pas avoir fait cela ! Mais sais-tu où l’on en vient quand, durant des années, — près d’un siècle a passé sur ma tête, — on vit seul, gardien d’un culte enseveli ? Vois ce qui se mêle dans ce silence : le regret de ce qui n’est plus, le vieux sang farouche des aïeux et la vie invisible que l’on entend passer à travers les