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Il y eut un débordement de rires, d’exclamations, de cris : des larmes ce soir ! des larmes dans cette fête ! Le barde devait être ivre, déjà…

— Chante, disait Ahès, et pleure si tu le veux. A voix plus basse elle ajouta : Nous serons deux, alors, à pleurer…

— Je sens la ruine et la mort autour de nous, dit le vieillard en levant vers elle son visage ravagé ; mais ce que je vois, si tu le veux, je le dévoilerai…

— Dis ! mais dis-le donc !

C’était une clameur d’ivresse, le désir de donner un nouvel attrait à ce festin par les rêveries fantastiques d’un poète.

— Chante pour moi, dit tout bas Ahès.

Alors Gwenc’hlan se leva, ses longs cheveux blancs emmêlés dans la couronne du bouleau emblématique. Aux hurlemens de la tempête déchaînée au dehors, il chanta ce qu’il voyait dans ses éternelles ténèbres[1].


LA PROPHÉTIE DE GWENC’HLAN


I
Quand le soleil se couche, quand la mer s’enfle,
Je chante sur le seuil de ma porte.
Quand j’étais jeune, je chantais ; devenu vieux,
Je chante encore.
Je chante la nuit, je chante le jour, et je suis triste cependant.
Si j’ai la tête baissée, si je suis triste, ce n’est pas sans motifs.
Ce n’est pas que j’aie peur ; je n’ai pas peur d’être tué.
Ce n’est pas que j’aie peur ; assez longtemps j’ai vécu,
Quand on ne me cherchera pas, on me trouvera ; et quand on me cherche, on ne me trouve pas.
Peu importe ce qui adviendra : ce qui doit être sera.
Il faut que tous meurent trois fois, avant de se reposer enfin.

Ici le barde s’arrêta, les mains étendues, comme pour repousser une vision effrayante. Il reprit avec effort :


II
Je vois le sanglier qui sort du bois ; il boite beaucoup ; il a le pied blessé.
  1. cette pièce, dit M. de la Villemarqué, par les sentimens, les croyances, les images, est un débris précieux de l’ancienne poésie bardique. On l’attribue à Kian surnommé Gwenc’hlan, barde aveugle du Ve siècle.