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La gueule béante et pleine de sang, et le crin blanchi par l’âge ;
Il est entouré de ses marcassins, qui grognent de faim.
Je vois le cheval de mer venir à sa rencontre, à faire trembler le rivage d’épouvante.
Il est aussi blanc que la neige brillante ; il porte au front des cornes d’argent.
L’eau bouillonne sous lui, au feu du tonnerre de ses naseaux.
Des chevaux marins l’entourent, aussi pressés que l’herbe au bord de l’étang.
— Tiens bon ! tiens bon ! cheval de mer ; frappe-le à la tête ; frappe fort, frappe !
Les pieds nus glissent dans le sang ! Plus fort encore ! frappe donc ! plus fort encore !
Je vois le sang comme un ruisseau ! Frappe fort ! frappe donc ! plus fort encore.
Je vois le sang lui monter aux genoux ! Je vois le sang comme une mare !
Plus fort encore ! frappe donc ! plus fort encore ! Tu te reposeras demain.
Frappe fort ! frappe fort, cheval de mer ! Frappe-le à la tête ! frappe fort ! frappe !

Et, scandant les chants du barde, les lames hurlaient au dehors. Personne ne riait plus. Ahès, les yeux hagards, s’était levée ; Gwenc’hlan reprit, la voix très basse :


III
Comme j’étais doucement endormi dans ma tombe froide
J’entendis l’aigle appeler au milieu de la nuit…

Ahès, emportée par le chant du barde, sortit.

Non ! Il ne dormait pas doucement dans sa tombe froide ! Jamais tourmente plus furieuse n’avait pris et rejeté un cadavre. Elle serait auprès de lui tout à l’heure. Elle pensait cela, sans un frisson. Rigide, hors d’elle-même, elle franchit la ville en fête, les groupes avinés, les rondes folles. Le mugissement de la mer couvrait toutes les clameurs. Ahès marchait impassible vers elle. Elle gravit les quelques marches qui la séparaient de la porte d’or. Elle détacha sans effort la clef qui tenait à son cou.

A la lueur des éclairs et des feux de joie, elle voyait à ses pieds la ville brillante. La porte d’or fermait le puits profond de l’abîme, que des falaises dominaient à droite et à gauche. L’eau battait, comme une formidable machine de guerre. On