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une fenêtre qui s’ouvre, un visage, parfois même une main seulement paraissant derrière le moucharabi entre les fleurs, dans un rayon de soleil, suffisent à frapper le cœur de l’homme et à y produire un trouble dont quelquefois il ne se guérit pas. Nous avons déjà donné des exemples de ces coups de passion ; il y en a de nombreux dans les contes. Le tailleur, — dans le récit qui porte ce nom, — pour éviter une grande troupe de dames, entre dans une ruelle, s’assied sur un banc près d’une porte ; mais en face de lui une fenêtre s’ouvre, derrière de très belles fleurs, une jeune fille d’une beauté éblouissante s’y penche, arrose les fleurs d’une main blanche comme l’albâtre, jette un regard sur le tailleur et disparaît. Le malheureux demeure sur place, en proie à un tourment inexprimable. Le prince de Perse suit au bazar une dame voilée et richement vêtue ; il entre avec elle dans une arrière-boutique où elle retire son voile, et, aussitôt, le cœur du prince est empoisonné d’amour.

L’amour, ainsi brusquement né, est une véritable maladie physique ; et ce n’est pas là une simple métaphore ; non seulement les comparaisons de la passion avec la maladie sont dans les textes, mais les descriptions positives de cette maladie s’y trouvent aussi. Le célèbre poème persan du Methnévi, dont la note générale est mystique, commence de cette façon par la description de l’état d’une jeune fille souffrante dont la maladie est l’amour. C’est aussi, dans les Mille et une Nuits, l’état de plusieurs des personnages dont nous avons parlé. Cette maladie ne passe pas toujours ; elle peut être mortelle. La littérature arabe a possédé des recueils d’anecdotes et de poésies sur ceux auxquels elle donne ce joli titre : « Les martyrs de l’amour. » L’historien Maçoudi en rapporte quelques-unes. La plus touchante est celle d’Orwah et d’Afrâ. Orwah, jeune cavalier arabe, avait été séparé d’Afrâ qu’il aimait. Il supporta un an sa douleur sans proférer une plainte ; mais un jour un passant le vit à l’ombre d’une tente auprès de sa vieille mère. Il chantait d’une voix faible : « J’ai offert une récompense au sorcier du Yémama et à celui du Nedjran pour qu’ils me rendent la santé ; c’est à Dieu de te guérir, m’ont-ils dit, nos mains sont impuissantes à soulager ton cœur ; la douleur qui me consume pour Afrâ est comme un fer de lance qui déchire mes entrailles... J’aime la promesse de la résurrection, puisqu’on m’assure que ce jour-là je retrouverai Afrâ. » Il poussa un gémissement et retomba sans vie.