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un voyage à sparte.


que soudain il aperçut la lance et le bouclier… Mais après que j’ai parcouru le domaine d’Hélène et de Lycurgue, je veux fournir une base réelle à mon enthousiasme.


La vallée de Lacédémone, où l’Eurotas coule, chétif, dans un vaste lit de cailloux, est fermée au Levant par le Menélaion et au couchant par le Taygète ; elle a quelques kilomètres de large ; elle s’infléchit en courbes passionnées, et des vallons luxurians séparent des monticules arides. Cette sinuosité, ces appels et ces fuites pleines de rêve s’accordent aux terrasses pathétiques du rougeâtre Menélaion, mais tout ce romanesque cède à la vaste souveraineté du Taygète.

Le Taygète repose sur des assises puissantes qui présentent de sombres plis ; à sa base, il est tourmenté de gorges profondes, pleines d’un bleu noir et de forêts, et tout armé d’arêtes et de vastes contreforts. Ces puissantes avances envahissent, chargent la plaine, et l’on y voit mourir en héros d’antiques villages guerriers. Sur cette première construction, de formidables escarpemens s’élèvent. Là-dessus, comme un troisième étage, se développe la région sauvage des glaciers et des avalanches. Et plus haut encore, la série des pics se dispose, d’un effet admirable par leur variété.

Au milieu de cette ascension colossale de croupes, de sombres bois, de gouffres, de faîtes irisés et de glaces, le Taygète fait éclater de soudaines déchirures, de splendides accens imprévus.

Que de force et de grandeur dans les mouvemens du Taygète, quand il s’appuie largement sur la plaine conseillère de voluptés et qu’il se jette par cinq pointes neigeuses dans le ciel ! Nulle hardiesse d’écrivain ne peindra cette épaisseur éclatante et forte, ces couleurs solides, entières, jamais équivoques, ces grandes diversités rudes, qui s’étagent avec aisance depuis la zone des orangers jusqu’aux glaces étincelantes. Par quel jet de lyrisme rendre l’esprit qu’exhale cette masse brute ? C’est peut-être une puissance analogue qu’a subie ma jeunesse toute neuve, le jour que, rejoignant au Sénat mon maître Leconte de Lisle, je le vis causer avec un petit homme dont je devinai, par un coup dans mon cœur, que c’était Victor Hugo.

Le Taygète où brille, à travers l’épaisseur des rocs, une immense âme spartiate nous enlève à la volupté triste et lascive de l’Eurotas…