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XX. — L’ASCENSION DE MYSTRA


Après bien des saisons, je ramène ma pensée sur les heures éclatantes de ma visite à Mystra. De telles heures sont des fontaines qui me versent, à flots jaillissans, du plaisir et de la beauté. L’univers ne me sera jamais une solitude, l’amour et la bonté dussent-ils me faire défaut, parce que je garde mémoire de ces images resplendissantes. Je les évoque sans me lasser, comme un pâtre sur le Taygète siffle trois notes toujours les mêmes. Ces belles minutes de mon voyage accourent en dansant. Avec un visage immobile et des mouvemens passionnés, elles parent mon passé et me masquent le cercueil.

Mystra ressemble à telle jeune femme de qui un mot, un simple geste nous convainc que ses secrets, ses palpitations et son parfum satisferaient, pour notre vie entière, nos plus profonds désirs de bonheur. Le frère et la sœur se retrouvent. C’est un pressentiment que j’éprouve devant les créations de Giorgione, de Delacroix ou de Chasseriau. Et, puissé-je ne point paraître trop bizarre, je le retrouve au pied du haut monticule qui porte des ruines, couronnées par le château de Villehardouin.

Je m’explique cet enchantement d’amour. J’ai vécu ma petite enfance sous l’influence des vieux burgs alsaciens ou mosellans. Leur vieillesse, leur silence et leur gravité m’ont formé, mais il leur manque une âme de beauté. Cette rudesse gothique m’attrista, me resserra jusqu’à m’enfoncer dans une sorte de résignation triste, et je me suis confondu avec plus de piété que d’élan dans mon aigre pays. Or, voici qu’aujourd’hui la patrie d’Hélène dispose avec aisance une étincelante parure sur les tours féodales. J’aperçois la splendeur d’Hélène sur un visage de ma famille. Ah ! sois bénie, dis-je à ce burg doré, créature lumineuse qui, dans la série des êtres, me continue et me perfectionne, et par qui j’assiste, obscur, à ma transfiguration !…

Je voudrais mettre sur Mystra, que j’ai vue baigner dans le mystère en plein midi, ce mélange de respect et de familiarité avec lequel les grands peintres traitent le corps nu de la femme et qu’ils interposent comme un vernis entre notre désir et la beauté.


C’est par un matin d’allégresse que je traversai la petite rivière