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gens montrent d’ordinaire dans l’expression de ce sentiment une sincérité ouverte et une outrecuidance ingénue. La vanité est un défaut naturel autant qu’excusable à l’aurore de la vie, parce que l’expérience seule a pour effet de nous éclairer sur notre puissance, comme d’y proportionner l’opinion que nous gardons de nous-même. Mais déjà le Journal des premières années parisiennes de Stendhal dépasse véritablement la mesure permise par ses naïves et savoureuses confidences d’égotisme.

On sait que Beyle se croyait alors destiné à devenir un grand poète comique et qu’il se préparait à cette destinée glorieuse par une familiarité de tous les instans non seulement avec les chefs-d’œuvre de la scène française, mais encore avec leurs interprètes les plus en vue. Il fréquentait assidûment les loges d’actrices et leurs salons de réception, posant entre temps sa candidature aux faveurs assez faciles d’une future tragédienne de talent, Mlle Mélanie Louason. Tout cela n’est pourtant qu’accessoire en sa vie, car sa première passion est celle de la gloire, this of the fame, écrit-il, — employant, pour les traits qu’il entend laisser mystérieux dans ses notes journalières, la langue anglaise, dont il étudiait à ce moment les principes. — Et, afin de satisfaire au plus tôt sa soif de renommée, il porte dans sa tête un projet chèrement caressé : celui d’une comédie en vers qu’il intitulera Letellier, ou encore les Deux Hommes. Ses Two Men jouent le plus grand rôle dans ses rêves d’avenir. Il en a rédigé une scène, qui nous a été conservée et porte à vrai dire le caractère de l’insignifiance et de la platitude. Mais il mettra fort longtemps à reconnaître que sa vocation véritable n’est point celle du théâtre. En ce temps, tout en se gardant de travailler à son œuvre, il est convaincu qu’il lui suffirait de quelques semaines de courage à la tâche pour se tirer de pair. Que lui manque-t-il en effet pour être heureux ? Les succès de société, l’argent, la considération. « Je n’ai qu’à faire les Deux Hommes, et dans un an ou dix-huit mois, j’ai tout cela. » Le verbe est au présent, comme dans la fable de Perrette et. le Pot au lait... « Il faut que je sois parvenu au comble de l’insouciance pour ne pas faire tout de suite les Deux Hommes, poursuit-il. Je manque de tout. Cette pièce faite, j’aurai tout en abondance : société, argent, gloire rien ne me manquera... Je puis faire un ouvrage charmant, intitulé Don Carlos, en trois actes... Je crois voir, il est vrai, depuis que je crois savoir peindre, que tous les sujets seraient bons