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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 31.djvu/347

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sans respiration. » Notons que tout cela est pure illusion, et que ses affaires de cœur n’avancèrent pas le moins du monde ce jour-là, comme on le voit par la suite du Journal. Il poursuit cependant le récit de ses succès. Un visiteur tient en main un exemplaire du Cid, et se prépare à en discuter quelque passage. Beyle se met en tête de détourner de Corneille l’attention de cet Aristarque, et trouve en effet moyen de le faire parler sur un autre sujet. Quelle victoire ! « Je ne sais si Louason aura remarqué cette preuve d’esprit : mais elle manquait à ma brillante journée, et j’en ai été bien aise... Je me suis bientôt rendu maître de la conversation. » Incidemment, il apprend à ce même interlocuteur qu’il sait l’italien : « J’ai été beau jusqu’au sublime pour lui, et même j’ai commencé à être sublime ! » Enfin, en prenant congé, il se donne un coup à la tête contre la porte de l’appartement. Sortie de Jocrisse, pensez-vous ? Quelle erreur ! « C’est un salpêtre, dit Louason. — Je ne pouvais finir ma journée par une plus belle sortie. Voilà sans doute la plus belle journée de ma vie. Le soir, j’étais épuisé. » Tel est l’homme à vingt-deux ans, alors qu’il n’a donné d’autre témoignage de valeur que de quitter au bout de quelques mois, sans sujet, les épaulettes, dont la protection des Daru l’avait revêtu par fraude, sans stage préliminaire d’aucune sorte, à la façon de l’ancien régime. Devant une si grande puissance d’illusion, on songe involontairement à l’exclamation que lui-même prêtera plus tard à ses puissans cousins, lors de leurs premières entrevues parisiennes[1] : « Que faire d’un animal si orgueilleux et si ignorant... de ce fou orgueilleux ? »

Ils en firent, comme l’on sait, un fonctionnaire impérial, un commissaire des guerres, plus tard, un auditeur au Conseil d’Etat, et le jeune protégé (beaucoup pensaient même le favori) du ministre influent connut les jours les plus brillans de son existence. Devant cette fortune inespérée, les projets dramatiques, les vanités littéraires passent au second plan : il n’en sera plus question durant une dizaine d’années. C’est l’homme de cour qui prend son vol, et tend vers l’empyrée. Le voilà pour un temps M. « de » Beyle, ainsi que ses cousins, rendus indulgens par leur titre de comte, lui permettent de se faire appeler : travestissement qui suscitera pourtant mainte protestation

  1. Vie de Henri Brulard, p. 263.