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blanches ! » Et lorsque le jeune Henri Brulard se rendait, sans en aviser ses parens, aux séances des Jacobins de Grenoble, il trouvait horriblement vulgaires ces gens qu’il aurait voulu aimer : « Je fus alors comme aujourd’hui : j’aime le peuple, je déteste les oppresseurs ; mais ce serait pour moi un supplice de tous les instans que de vivre avec le peuple. J’ai la peau beaucoup trop fine... une peau de femme... Je m’écorche les doigts, que j’ai fort beaux, pour un rien. En un mot, la superficie de mon corps est de femme. De là peut-être mon horreur incommensurable pour ce qui a l’air sale, ou humide, ou noirâtre. » Au total, il « abhorre la canaille pour avoir des communications avec elle, » en même temps que « sous le nom de peuple, » — quelle admirable inconscience dans le sophisme verbal ! — il désire passionnément son bonheur. « Mes amis, conclut-il, ou plutôt mes prétendus amis, partent de là pour mettre en doute mon sincère libéralisme. » Quel aveuglement et quelle malveillance, n’est-il pas vrai, après de si convaincantes protestations ! Quant à ses déclarations d’amour aux légitimistes, aux vrais gentilshommes, aux survivans du XVIIIe siècle, effusions si caractéristiques chez cet ami du peuple, on ne les compte plus dans son œuvre.

A la vanité de cour, écroulée en 1814 avec la fortune politique des Daru, succéda chez notre égotiste une rechute dans la vanité littéraire, seule permise désormais à sa suffisance, et fondée bientôt, il faut l’avouer, sur des titres plus sérieux que ses enfantines velléités théâtrales. Pourtant les quelques satisfactions d’amour-propre qu’il tira de ses écrits furent par malheur insuffisantes, à beaucoup près, pour satisfaire son immense orgueil[1]. Bien plus, par une aventure fréquente aux novateurs, ceux de ses livres qu’il estimait le moins trouvèrent surtout des lecteurs, tandis que ses productions favorites, Armance entre autres, ou

  1. Mérimée semble nier la vanité littéraire de son ami, qui, dit-il, acceptait de Jacquemont par exemple des avertissemens fort rudes sur son style. Mais c’est que Stendhal reconnaissait sans doute la supériorité de ce fin esprit, trop tôt enlevé aux lettres, et qui a écrit le meilleur chapitre de l’AMOUR : l’Exemple de l’amour en France dans la classe riche. Beyle se vengeait d’ailleurs, sur Mérimée précisément, en lui retournant le reproche de Jacquemont : celui du style « portier. » — Vis-à-vis de tout autre critique, la tolérance était chez lui pur dédain pour l’opinion de contemporains encore incapables de le comprendre. Et, couvert de fleurs par Balzac, il s’empressa de défendre son style contre son admirateur, qui, sur ce point seulement, s’était permis quelques réserves.