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dans ses compagnons de chaque jour, par un crescendo d’illusions individualistes, d’abord d’insuffisans admirateurs de sa personne et de ses fantaisies ; puis des envieux secrets de ses supériorités ; bientôt des ennemis déclarés, et enfin d’odieux personnages, rebut de l’espèce humaine. Comme son Leuwen[1], il lira désormais dans tous les yeux « une haine contenue mais unanime, » et penchera de plus en plus vers la manie des persécutions. Inutile d’ajouter que ces sentimens existent peut-être jusqu’à un certain point dans son entourage, mais que la faute en est à ses propres façons d’agir.

Après une enfance que les scrupules de ses éducateurs avaient faite assez solitaire, son premier contact avec des garçons de son âge se produisit à l’école centrale de Grenoble, où, de son aveu, « il ne réussissait guère auprès de ses camarades. » J’avais, dit-il, « un mélange fort ridicule de hauteur et de besoin de m’amuser. » A Paris, il fréquenta d’abord chez ses parens Daru. Aussi longtemps qu’ils garderont quelque influence, ils demeureront ses protecteurs fidèles, sans se laisser décourager par sa foncière inaptitude à toute carrière suivie. Leur jeune cousin ne manque pas de les peindre sous les traits les plus déplaisans. Bien mieux, par une exception qui est significative, seule, Mme Cambon, née Daru, qu’il ne fit qu’entrevoir parce qu’elle mourut quelques mois après son arrivée à Paris, lui parut « posséder peut-être un caractère élevé. « Certes, dans l’intérêt de sa mémoire conservée par les œuvres de son parent de province, cette dame a bien fait de mourir prématurément : un examen prolongé n’ayant été que rarement favorable aux relations de ce difficile caractère.

Du régiment, — en dépit des innombrables et fantaisistes motifs qu’il allégua plus tard pour expliquer sa démission, — il fut chassé par son dégoût pour des camarades, dont « il était ennuyé à l’excès[2] ; » et aussi par les affronts plus ou moins imaginaires, mais probablement issus de sa propre attitude, qu’il devait subir de commensaux grossiers et vulgaires à ses yeux. Aux heures du Journal, alors que son entière indépendance sur le pavé de Paris le rendait pourtant fort libre dans le choix de ses relations, ses compagnons de vie oisive ne sont guère ménagés par sa plume mordante. Seul un certain Mante

  1. Paris, 1903, p. 52.
  2. Vie de Henri Brulard. p. 10.