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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 31.djvu/372

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Nous avions arrêté nos places, — le lieutenant de vaisseau Robert, le peintre Hamonic et moi, — sur un de ces « passeurs » occasionnels, petit homardier de Ploumanach, nommé le Saint-Guirec. Il était six heures du matin. Toute la flottille de pêche, mouillée le long des cales, s’apprêtait pour l’appareillage. Le soleil, déjà haut, incendiait la mer. Une douzaine de femmes et de jeunes filles avaient pris place en même temps que nous sur le Saint-Guirec. En comptant l’équipage, cela faisait un total de dix-huit personnes entassées dans une barque où l’on pouvait raisonnablement tenir sept. Le patron Jégou n’en retardait pas moins le signal du départ.

— Qu’est-ce que vous attendez ?

— Mais la « bordée » n’est pas au complet ! Il y a encore Mône Lhévéder et ses mioches qui ne sont pas arrivés… La vieille doit être dans quelque débit, en train de mettre le saint-sacrement en bouteille, comme elle dit… Bon ! voici toujours les mioches…

Les voici en eflet. Mais le « saint-sacrement ? » Une de mes voisines, belle fille de seize ans aux cheveux roux et aux yeux glauques d’Océanide, m’explique complaisamment le mystère : le « saint-sacrement, » c’est l’eau-de-vie de la bordée, l’eau-de-vie chatoyante et dorée comme un ostensoir, viatique des longues expéditions, soulas des membrures défaillantes… La station de Mône s’éternise. Personne ne proteste, en raison de la solennité de l’opération. Les « mioches, » eux, ont déjà enjambé le bordage. Hamonic, peu marin, s’effraie de ce surcroît de passagers. Robert et moi, pour prendre patience, nous regardons le paysage, un des plus extraordinaires de la côte bretonne, encore que les villas des « baigneurs » lui aient bien fait perdre de sa sauvagerie.

Elles pointent un peu partout entre les roches, ces villas odieuses, chalets suisses, cottages anglo-saxons, manoirs néo-gothiques, épaves de la grande foire parisienne de 1900, échouées dans ce décor de la période tertiaire. Où est le temps où l’on vivait ici entre pêcheurs ? Qui n’a pas vu dans leur virginité primitive Ploumanach et La Clarté ne peut se faire une idée de la farouche beauté, du prestigieux et formidable enchantement qui émanaient de ce promontoire de la mer bretonne : pas d’arbres ; un sol raclé par les vents du large et où frissonnait un maigre tapis de bruyères décolorées ; sur la crête du plateau, cinq ou