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plus hardies : pieds nus, les reins souples, la chemise de grosse toile tendue par l’effort sur la rondeur des seins, elles plongent dans l’écume, soulèvent roches et cailloux, se glissent à plat ventre dans les failles sinueuses que les marées d’équinoxe évident au flanc des falaises et des caps. Le jargot est une plante de haut-fond. La récolte ne s’en peut faire qu’aux basses marées de vives eaux, et la plus abondante dans le bref intervalle qui sépare le flux du reflux. Il n’y faut pas être manchot, comme dit la vieille Lhévéder. Malgré tout, les sacs ne tardent pas à s’emplir. Trop lourds pour l’épaule, on les dépose sur quelque roche tandis qu’on inspecte de nouvelles flaques, qu’on tâte les moindres creux, puis on les porte un peu plus loin pour visiter un autre terrain de pêche.

Il n’est pas toujours facile à découvrir, ce petit végétal étudié pour la première fois par Stackhouse, d’un pourpre livide dans les formes étroites, violacé dans les échantillons plus larges et dont les frondes en éventail s’accrochent par une tige élastique et résistante aux aspérités du granit… Le soleil est au milieu de sa course ; la mer va remonter ; nous descendons de notre observatoire pour rejoindre le père Leroy qui nous fait signe, là-bas, avec sa serviette, que le déjeuner est servi. En route, notre chien lève quelques lapins à fourrure sombre, presque noire, et d’énormes rats qui détalent entre des roches étranges, taillées en forme de dalles funéraires… Et ce sont des dalles, à bien examiner.

L’une d’elles porte même une inscription. Sans le savoir, nous étions dans un cimetière. Le sol, à certains endroits, est comme soulevé par de petites vagues. Tertres légers, qui furent des tombes de soldats ! Plus rien, pas un calvaire, pas une croix, pas même un talus pour séparer ce champ des morts de la terre des vivans. Herbes folles, ronces, fougères, grands chardons couleur de rouille grinçant dans les rafales d’Ouest avec un bruit de ferraille, la marée végétale a tout recouvert. Il ne faut pas moins que l’excellent déjeuner préparé par notre cambusier extraordinaire et servi dans l’ancienne poudrière du Guerlen pour dissiper l’impression de mélancolie qui nous est restée du Campo-Santo de l’Île aux Moines. Sur le terre-plein en demi-lune qui règne devant la poudrière, on a planté du sureau, des troènes, des fusains, doux ou trois peupliers de Hongrie qui ne se décident pas à bourgeonner. Les journées comme celle-ci