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des pans de quais, des vestiges de chaussées surgissent entre les roches, reconnaissables aux cercles d’oxyde laissés par les organeaux sur leurs dalles. Le Sillon de Talberg, sur ce champ de carnage, avec la blanche colonne du phare des Héaux plantée à son extrémité, fait songer lui-même à une gigantesque épave, carcasse de continent échouée sur la grève ou mieux épine dorsale d’un fabuleux kraken, dont la tête, tout là-bas, se redresserait d’un élan vertical et darderait encore sur le large son grand œil noctiluque.

C’est toute la vie de cette Thébaïde marine, cet œil démesuré, flamboyant, des Héaux, qui ne déclôt sa paupière qu’aux premières ombres et la referme au petit jour. Nulle trace d’habitation sur le Talberg, sauf dans un recoin de la grève, au Kébo, où un pêcheur avisé, Plusquellec, dit Beuz, avec des galets et quelques planches goudronnées, s’est fabriqué un réduit de deux pièces et y a ouvert une cantine fréquentée par les fermiers de l’intérieur qui viennent charger du goémon. La bicoque est à l’entrée du Ster, mince et profonde échancrure qui sépare le Sillon du continent et où il serait téméraire de s’engager avant le complet retrait des eaux. Une longue file de charrettes y stationne, impatientes de forcer le passage. L’attente est d’autant plus pénible que les chaloupes de Lanmodez et de Kerbors ont débarqué depuis longtemps leurs équipes sur le Sillon. La jalousie, l’émulation l’emportent à la fin sur la prudence : un charretier plus hardi, sans attendre que la coupure soit à sec, enveloppe ses limoniers d’un vigoureux coup de fouet et les lance à fond de train dans le chenal. Tous les autres l’imitent. Il en coûte quelques bains, mais pas d’accidens. De temps immémorial d’ailleurs, chaque ferme du littoral, sur le Sillon, possède son lieu de coupe, délimité par l’usage ; c’est l’amour-propre, le désir de faire mieux ou tout aussi bien que le voisin qui aiguillonnent les travailleurs, petits et grands. Nulle main, pendant la semaine du berz, ne doit rester oisive. Il y paraît à l’affluence des femmes, des enfants, des vieillards. Sur la crête du Sillon, une silhouette noire se détache, le « recteur » de Pleubian, venu là sans doute pour conjurer par sa présence les disputes et les rixes toujours prêtes à éclater entre riverains jaloux de leurs droits. L’excellent ecclésiastique me détrompe.

— Mais non, me dit-il en souriant, on ne se bat point, et il est même rare qu’on se gourme. S’il se produit des contestations,