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le gardienn-aod[1] intervient entre les parties et met rapidement tout le monde d’accord.

Et me montrant un lougre de 80 tonneaux, l’Ave-Maria, gîté sur le flanc de l’autre côté du Sillon :

— On a fait appel à mon ministère pour baptiser ce navire et j’attends les parrains. Voilà tout le secret de ma présence ici.

— Pourtant, monsieur le recteur, on m’avait dit…

— Oui, autrefois, c’est possible. Primitivement, la coupe du goémon de rive ne durait que deux jours. Le personnel des fermes ne suffisait pas à la besogne et il fallait de toute nécessité recourir à des mercenaires étrangers, payés en général de 1 franc à 1 fr. 50, nourriture comprise. Or ces étrangers n’avaient pas toujours le respect du voisin, qu’ils ne connaissaient pas et dont ils ignoraient les droits établis par un long usage. De là des disputes, des batteries. Mais la loi de 1873 a mis bon ordre à tout cela. La durée de la coupe a été prolongée ; seulement chaque ferme doit se contenter de son personnel ; il est défendu de recourir à des étrangers…

— Et c’est pourquoi sans doute l’on a mobilisé aujourd’hui jusqu’aux invalides et aux enfans à la mamelle ?

— Justement… Pendant toute la semaine du berz, l’instituteur peut fermer boutique : il n’y a plus un élève à l’école et il n’y en a pas davantage au catéchisme, d’ailleurs…

Tandis que nous causons, le vent s’est levé, un vent de noroît, mêlé d’une pluie glacée qui cingle et qui pénètre : les goémoneurs, dans l’eau jusqu’à mi-corps, quelques-uns jusqu’aux aisselles, n’ont pas l’air de s’en apercevoir. Les faucilles vont leur train, coupant, abattant sans distinction les belles touffes jaunes et rouges, que des civières emportent aussitôt vers les charrettes voisines. Mais toutes les fermes n’ont pas de charrettes. Les plus éloignées, celles de Kerbors, de Port-la-Chaîne, de Lanmodez, ne sauraient se servir d’un mode de locomotion aussi lent : à la charrette on suppléera par le radeau ou « drome. » Longtemps à l’avance, dans ces fermes lointaines, pendant les veillées d’hiver, le chanvre, aux mains des hommes, s’est assoupli et tordu pour former le kidel, sorte de filet ou nasse aux grelins résistans.

  1. Beaucoup de communes du littoral en Bretagne possèdent leur « gardien de grève » assermenté {ar gardienn-aod), indépendant du garde champêtre et chargé, moyennant une légère rétribution annuelle, de la surveillance du goémon de rive.