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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 31.djvu/395

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La réalité est beaucoup moins poétique, et cet encens prétendu risquerait de réjouir médiocrement les narines du dieu Lug, tant il est âcre et pénétrant. Aussi bien n’a-t-il point cette ambition ; étranger à toute préoccupation métaphysique, il s’exhale, comme la première fumée d’usine venue, des fours en plein air creusés pour la fabrication des pains de soude : c’est simplement de la fumée de goémon.

Tout ce pays n’est que dunes : le sable, en marche vers la terre, s’y étend déjà sur une zone neutre et profondément ravinée de près d’un kilomètre de large. Quelques graminées, des fougères, la soldanelle, la chélidoine à fleurs jaunes nommée aussi pavot cornu, une certaine variété d’élyme, s’accommodent seules de cette poussière minérale, dont les myriades et les myriades de grains sont comme l’imperceptible et enveloppante cavalerie légère que l’Océan lance à l’assaut des côtes dont il médite l’annexion. Au pied des dunes, dans les sillons que le vent et les eaux d’hiver creusent entre leurs vagues momifiées, de misérables chaumes se pelotonnent, le dos tourné à la mer, rasés comme des lièvres au gîte, dont ils ont le pelage et l’attitude apeurée : il faut être devant eux pour discerner que ce sont des maisons, tout au contraire des meules de varech alignées sur la crête de la dune et qui rappellent à s’y méprendre les paillottes des villages africains.

Villages éphémères, dont la durée n’excède jamais plus de trois ou quatre mois. Leurs cases rondes et brunes attendent là depuis mai ou juin, peut-être depuis ce matin d’avril où un goémonier de l’Abervrach me prit à son bord pour me déposer en passant sur la terrasse de l’Île-Vierge, au pied du phare gigantesque dont on achevait la construction. Il faisait jour à peine. Des golfes de nacre et d’émeraude s’ouvraient dans les falaises du ciel. Mais, vers l’Est, comme appuyée sur la mer, il y avait une menaçante ligne de nuages noirs immobiles qui ne se décidaient pas à lever l’ancre. Ils bloquaient tout l’horizon. Enfin, de légers flocons gris se détachèrent de la masse : évoluant comme des avisos dans les parties éclairées du ciel, ils semblaient porter les ordres avant l’appareillage de l’escadre. Et celle-ci s’ébranla à son tour, se mit en marche vers l’Occident…

Sous voiles, avec le courant de dérive, nous devions être en une heure à l’Île-Vierge. Toute la flottille de l’Abervrach avait quitté le port en même temps que nous et des criques les plus