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pâte : d’où le nom qui leur a été donné… Notre examen, qui dure depuis quelques minutes, est brusquement interrompu par la rabattée d’un coup de vent qui nous chasse dans la figure toute la fumée d’un four voisin en pleine incandescence. Nous faisons demi-tour pour prendre cette fumée à revers et nous arrivons devant un groupe de soudiers, composé d’un vieillard, d’un garçon et d’une jeune fille. Tous trois sont pieds nus et en corps de chemise. L’enfant n’a qu’un embryon de culotte ; la fille est une grande rousse aux yeux de jais, qui luisent étrangement sous le cintre de sa chalken, sorte de capote d’indienne dont les pans retombent comme une pèlerine sur l’épaule ; l’homme est coiffé d’un vieux bonnet phrygien d’où pendent ses mèches grises. Il s’appelle Rouzic. Propriétaire d’un petit « convenant » de quatre hectares, il vit au hameau du Vourc’h sous le même toit que sa femme, ses onze enfans, son gendre et la famille d’icelui. Ses quatre hectares de terres, dont un de dunes, lui rapportent 360 francs l’an. Revenu insuffisant, n’était l’appoint du goémon.

— Ah ! ma foi oui, je ne sais ce que nous deviendrions sans lui, confesse le brave homme, après avoir retiré pour me saluer la petite « bouffarde » noire fichée dans un creux de ses dents. Mais voilà, chaque année les prix baissent… J’ai vu qu’on se faisait 1500 francs l’an avec la soude. C’était du temps de l’usine de Granville, qui n’avait pas assez de goémon chez elle et qui en envoyait chercher ici par les caboteurs : Granville nous payait jusqu’à 120 francs les 1 000 kilos de soude ; une année même, en 73, je crois, où la concurrence avait été plus ardente, 126 francs. On brûlait tout à cette époque, goémon de fond, goémon de rive et goémon d’épave ; on faisait quelquefois jusqu’à trois fournées par jour. C’était le bon temps…

— Et maintenant ? dis-je au brave homme.

— Maintenant il n’y a plus d’usine à Granville et il faut s’estimer heureux quand on a retiré 6 ou 700 francs de toute sa récolte. Juste la moitié de ce qu’on en tirait autrefois !…

Il s’est remis à sa besogne tout en causant. L’enfant et la fille démolissent à coups de râteau une meule de goémon voisine, en chargent une civière et la portent à leur père. Celui-ci prend le goémon à petites poignées, le secoue vivement pour le débarrasser de son sable et des milliers de talitres et de petites mouches qui bruissent sur ses thalles racornis, craquans, aux