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curieux abondent à tel point, que nous avons l’illusion de revivre nous-mêmes dans l’heureuse époque qui revit devant nous. Et combien heureuse, en effet, cette époque de Carpaccio ! Aucune autre ville ne pouvait être comparée à Venise pour la sagesse des lois, la puissance des armes, la richesse du commerce, la splendeur des palais, le luxe et l’élégance de la vie civile. De majestueux édifices surgissaient du Grand Canal ; sur la lagune couraient des barques légères ; par les rues et les places se promenaient, en foule, les nobles dames, vêtues des robes les plus magnifiques, les graves patriciens en toge, les Orientaux en costumes bizarres : tout cela constituant un mélange singulier, mais toujours harmonieux, de couleurs et de lignes... De sorte que Carpaccio n’a eu qu’à reproduire fidèlement ce qu’il avait sous les yeux pour recréer, dans ses tableaux, tout l’aspect et tout le coloris de cette vie, illuminée de la douce lumière sereine du ciel vénitien. Il a été vraiment, avec son pinceau, le chroniqueur le plus exact d’un peuple parvenu au plus haut degré de sa gloire ; et il y a maintes des merveilleuses cérémonies de son temps dont ses peintures nous gardent un souvenir infiniment plus précis, dans son éloquence, que celui qui se dégage, pour nous, des documens les plus explicites des archives vénitiennes.


Aussi MM. Ludwig et Molmenti ont-ils eu soin, toujours, de demander à l’œuvre de Carpaccio ces précieux renseignemens dont elle est remplie. En même temps qu’ils étudiaient la valeur artistique des tableaux du peintre vénitien, toujours ils se sont efforcés de savoir au juste quels sujets il y a traités. Ils ont considéré ces tableaux, tout ensemble, comme des œuvres d’art, et comme des images : excellente méthode qu’avaient déjà très heureusement pratiquée les critiques d’autrefois, mais qui semble bien, aujourd’hui, avoir été presque entièrement abandonnée par leurs successeurs. Car il n’arrive plus guère, désormais, que les critiques attachent aucune importance ni aux détails de la figuration d’un tableau religieux, ni même au sujet principal qui y est figuré. Ils s’inquiètent de l’origine du tableau et de sa date probable, des dimensions relatives de la tête et du corps, de la manière dont sont dessinés les doigts et les oreilles : mais quant à reconnaître si ce tableau représente une naissance ou une mort, un miracle ou un martyre, c’est là une tâche qu’ils dédaignent, d’ordinaire, la laissant aux « guides » des hôtels ou aux sacristains. Ils se comportent, devant l’œuvre des vieux maîtres, comme si ceux-ci n’avaient eu d’autre objet, en la peignant, que de les fournir de matière pour leurs savantes et stériles disputes. Il y a, par exemple, au Vatican, deux fragmens de prédelle de Fra Angelico dont l’un nous montre un enfant, la tête ceinte d’une grosse auréole, écoutant le sermon d’un prédicateur, tandis que l’autre nous fait voir le même saint, mais déjà plus âgé, qui, la nuit, dépose un sac d’argent dans la maison d’un