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vrai plaisir, — la singulière apparence orientale de la Prédication de saint Étienne. Et je ne dis point que, pendant notre séjour à Venise, nous restions sourds à la noble, subtile, et rêveuse musique qui s’exhale des grands yeux voilés des Vierges de Jean Bellin ; mais, quand ensuite, dans le train qui nous ramène de Mestre à Padoue, nous essayons de nous rappeler les impressions d’art qui se sont le mieux associées, en nous, au charme inoubliable de l’eau et des pierres de Venise, ce ne sont pas les Vierges de Jean Bellin qui se présentent à notre souvenir, ni les Saintes Conversations de Cima ou de Basaiti, ni les retables solennels des Vivarini : de tous les tableaux de l’ancienne Venise, les seuls que nous revoyions sont ceux de Carpaccio, les histoires de Sainte Ursule, de Saint Georges et de Saint Jérôme, les Deux Courtisanes du musée Correr, et ce vieux saint barbu de l’église Saint-Vital qui, dans l’encadrement d’une arche romaine, du haut d’un énorme cheval blanc, terrible et serein comme lui, profile sa prestance héroïque sur un délicieux horizon de collines boisées.

Phénomène qui, d’ailleurs, n’a rien d’inexplicable. Car, sans posséder, à coup sûr, les éminentes vertus classiques de l’art de Jean Bellin, l’art de Carpaccio est si absolument, si intensément « vénitien, » qu’il ne saurait être tout à fait compris loin des calli e canali de sa ville natale. Transportés du Grand Canal sur la Seine ou la Sprée, la gondole la plus pittoresque, le plus somptueux palazzo, risqueraient de ne nous plaire que médiocrement ; et, de même, la peinture de Carpaccio ne s’accommode pas d’être « déracinée. » Elle est, pour ainsi dire, le miroir de la Venise d’il y a quatre siècles ; et l’image qu’elle en reflète n’a pour nous tout son prix qu’au contact de ce qui survit encore de l’original. Jamais, je crois, aucune peinture n’a reçu l’empreinte de son « milieu » autant que celle-là. Composition et sentiment, formes et couleurs, tout y découle directement de l’âme même de Venise ; et MM. Molmenti et Ludwig, les nouveaux biographes de Carpaccio, ont bien raison de nous recommander, en celui-ci, « l’interprète le plus efficace à la fois de la nature et de la vie vénitiennes. »


L’attrait particulier qu’a pour nous, aujourd’hui, l’œuvre de Carpaccio, — nous disent-ils, — n’est pas dû seulement à sa pureté et à sa noblesse artistiques, mais aussi à ce l’ait, que nous y trouvons une très sincère et très vivante représentation de Venise, telle qu’elle était en son plus beau temps. On peut l’affirmer sans crainte d’exagération : nulle autre part l’antique cité des îles ne se manifeste à nous aussi complètement, si ce n’est, peut-être, dans le Journal de Marin Sanuto. Dans les tableaux du peintre, comme dans les pages de l’écrivain, les détails les plus intimes et les plus