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au public français[1]. Il est assurément, aujourd’hui, l’héritier le plus authentique du passé de Venise ; personne ne connaît mieux que lui ce glorieux passé, jusque dans ses nuances les plus fugitives, personne ne sait mieux nous le faire revivre, avec un beau mélange, tout vénitien aussi, de précision pittoresque et d’ardente passion. Quant à son collaborateur, Gustave Ludwig, — qui est mort à Venise il y a tout juste un an, le 16 janvier 1905, à cinquante-trois ans, après de longues années d’un véritable martyre saintement subi, — celui-là restera toujours, pour moi, l’incarnation la plus parfaite du « critique d’art. » Je n’ai pas eu le bonheur d’explorer avec lui les musées de Venise, ni de le voir dans cette petite chambre du Cappello Nero où il avait recueilli, classé, et comparé tout ce que contiennent, en fait de documens divers relatifs aux anciennes écoles de peinture de Venise, toutes les archives publiques ou privées de l’Europe. Mais il m’a été donné de l’avoir pour compagnon, un jour, dans la galerie italienne du Louvre, et jamais je n’oublierai la très vive impression de surprise et de ravissement que j’ai rapportée de cette promenade. Pour la première fois, j’avais rencontré un homme qui, véritablement, « regardait » les tableaux. Dans des œuvres dont je m’imaginais que tous les recoins m’étaient familiers, il me signalait une foule de traits caractéristiques qui, jusqu’alors, m’avaient échappé : la forme singulière d’un arbre, l’expression d’un visage à demi caché, l’ordonnance d’une coiffure, l’emplacement d’un meuble ; et de tout cela il m’expliquait aussitôt la signification, m’indiquant d’autres œuvres qui présentaient des traits analogues, ou bien évoquant devant moi, à l’aide de ces traits, le tempérament, l’éducation, l’humeur des vieux peintres, ou bien encore me décrivant les mœurs, les monumens, et les sites, dont ils s’étaient inspirés. Chaque tableau avait, pour lui, une voix et une âme ; et, sous les charmantes visions de jadis qu’il ressuscitait à mes yeux, toujours je sentais son âme, à lui, frémissante de plaisir et d’admiration, ingénument heureuse de pouvoir s’enfuir, par la porte enchantée que lui ouvrait la peinture d’un Giorgione ou d’un Véronèse, loin des laideurs et de la cruauté de la vie réelle.

Descendant d’une célèbre famille allemande de médecins et de naturalistes, il avait lui-même, vers 1895, définitivement renoncé à sa profession de médecin pour se consacrer tout entier à l’étude de l’art ancien de Venise ; et je n’en finirais pas à vouloir énumérer les

  1. Voyez, notamment, la Revue du 15 juillet 1898. — M. Molmenti a, d’ailleurs, publié lui-même, en français, une très remarquable étude sur Carpaccio, son œuvre et son temps (Venise, Ongania, 1893).