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services qu’il a rendus à l’histoire de cet art. Qu’il se soit agi de retrouver, dans des poèmes ou des romans du quattrocento, les vrais sujets des étranges allégories de Jean Bellin et de Giorgione, ou de reconstituer la filiation exacte des grandes dynasties de peintres de l’école vénitienne, les Vivarini, les Bonifazio, ou d’élucider tout ce qui subsistait de points obscurs dans la biographie de Titien, on peut affirmer qu’il a résolu victorieusement tous les problèmes historiques dont il s’est occupé. Personne, depuis Morelli, n’a autant contribué à renouveler notre connaissance de la peinture italienne. Et j’ajouterai que son rôle ne s’est point borné là. Ses travaux ne valent pas seulement par leur intérêt propre, par l’importance décisive des découvertes qu’il y a consignées : ils ont, en outre, le mérite de ramener la critique d’art dans la voie droite et large qu’elle avait constamment suivie, dès la Renaissance, jusqu’au jour où, sous prétexte de lui donner un caractère plus « scientifique, » on l’avait condamnée à n’être plus qu’un mélange de vaines discussions esthétiques et d’attributions fantaisistes. L’exemple de ce modeste et admirable chercheur vient nous rappeler, le plus opportunément du monde, qu’un tableau peut avoir pour nous d’autres objets, et plus intéressans, que de nous exciter à deviner le nom de l’homme qui l’a peint. Et si même l’Histoire de sainte Ursule de l’Académie de Venise, par exemple, était l’œuvre d’un peintre anonyme, l’ouvrage posthume de Ludwig nous montre qu’elle n’en aurait pas moins de quoi nous rester, encore, une source infinie de jouissances et d’enseignement.


Jamais, du reste, le savant qu’était Ludwig ne s’est fait faute de demander, aux méthodes « scientifiques, » toutes les ressources qu’elles pouvaient lui offrir. Jamais il n’a manqué de tenir un compte rigoureux, en particulier, de l’ordre des dates, dans ses recherches sur la vie ou sur l’œuvre des peintres ; et c’est précisément ce souci constant de la chronologie qui lui a permis, tout d’abord, de rectifier l’erreur commune de ses prédécesseurs au sujet de l’éducation artistique de Carpaccio. Suivant Vasari, — qui, dans son superbe dédain pour les peintres de Venise, s’inquiétait fort peu de la justesse des renseignemens qu’il nous transmettait sur eux, — Carpaccio aurait eu pour élèves « ses deux frères, Lazzaro et Bastian. » Ces « frères » du maître étaient, sans aucun doute, le résultat d’une confusion : car on connaissait effectivement, parmi les contemporains de Carpaccio, un peintre nommé Lazzaro Bastiani, auteur, à l’Académie de Venise, d’un très curieux tableau où l’on voit saint Antoine de Padoue assis