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dame Mariette Canali, de la paroisse Saint-Maurice, l’institue l’un des exécuteurs de son testament. Et à cela se réduirait tout ce que nous apprennent de lui les papiers contemporains, si nous ne possédions pas un document biographique d’une importance infiniment plus considérable, sous les espèces d’une lettre écrite, par Carpaccio lui-même, le 20 août 1511, à François de Gonzague, marquis de Mantoue. Voici cette lettre, l’unique renseignement écrit qui nous reste sur le tour de pensée et le caractère du grand peintre :


Mon ILLUSTRISSIME SEIGNEUR. Ces jours passés, un inconnu est venu chez moi, amené par quelques personnes, pour voir une Jérusalem que j’ai faite. Et à peine l’a-t-il vue, qu’avec une insistance extrême il m’a demandé si je voudrais la vendre, attendu qu’il reconnaissait que c’était une chose de grands contentement et satisfaction. Enfin le marché a été conclu, et la foi donnée : mais l’homme en question n’a plus reparu. Et moi, pour m’éclaircir là-dessus, j’ai interrogé ceux qui me l’avaient amené ; parmi lesquels était un prêtre barbu, vêtu d’un beretino gris et que j’ai vu plusieurs fois avec Votre Seigneurie dans la grande salle du Conseil. Et, ayant demandé le nom de l’homme susdit et sa condition, on m’a dit que c’était maître Laurent, peintre de Votre Seigneurie. Par quoi j’ai facilement compris où cet homme voulait en venir ; et, maintenant, je prends la liberté d’adresser la présente à Votre Sublimité, pour lui donner notice et de mon nom et de mon ouvrage. D’abord, mon Illustre Seigneur, je suis ce peintre que nos III. Seigneuries ont chargé de peindre dans la Grande Salle, où Votre Seigneurie a daigné monter sur l’échelle pour voir mon œuvre, qui représentait l’histoire d’Ancône. Et mon nom est Victor Carpachio. Quant à la Jérusalem, j’ose affirmer que, dans notre temps, il n’y en a point d’autre pareille, ni pour la bonté et l’entière perfection, ni, non plus, pour la grandeur. La longueur de l’ouvrage est de 25 pieds, sa largeur de 5 pieds et demi. Et je sais avec certitude que votre susdit peintre en a emporté une esquisse incomplète et de petite forme ; où on la voit comme elle est. Mais, je crois, ou plutôt je suis très sûr, que cette esquisse ne sera pas à la satisfaction de Votre Seigneurie, étant trop incomplète. Et que si Votre Seigneurie voulait d’abord faire voir mon œuvre par des hommes de jugement, l’œuvre serait à la disposition de Votre Seigneurie. Elle est peinte à l’aquarelle, sur toile, et pourrait se transporter sur panneau sans détriment aucun. Quant au prix, je n’en dirai rien, parce que je m’en remets à Votre Seigneurie, à laquelle je me recommande humblement. Le très humble serviteur de Votre Sublimité, Victor Carpathio, pictor.


Aucune trace ne subsiste plus de cette Jérusalem dont Carpaccio parlait, dans sa lettre, avec un naïf accent d’orgueil où il nous plaît de deviner l’écho d’une âme généreuse. Mais la mention que fait le peintre du sujet de son tableau nous amène à signaler un autre des problèmes qui, jusqu’à présent, avaient fort embarrassé tous ses biographes.