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Avant de peindre des vues de Jérusalem, Carpaccio avait-il, lui-même, visité cette ville ? Avait-il visité, aussi, les diverses cités orientales dont des monumens se retrouvent, fidèlement reproduits, dans plusieurs de ses grandes compositions religieuses, Rhodes, Candie, Jaffa, et jusqu’à l’égyptienne Giseh ? La réponse affirmative, en vérité, semblait infiniment probable, surtout quand on se rappelait l’authentique voyage en Orient du rival de Carpaccio, Gentil Bellin. Ne lisait-on pas, au reste, dans les Habiti antichi e moderni de Cesare Vecellio, publiés à Venise en 1590, que « le Sultan avait mandé à sa Cour un certain Vittore Scarpe, lequel était un très laborieux peintre de son temps ? » Et volontiers on imaginait Carpaccio poussé, par sa curiosité d’artiste, à explorer les régions les plus fantastiques ; on le voyait mêlé à des caravanes, la tête coiffée d’un énorme turban ; ou bien on se le figurait installé, en grand éclat, à la cour magnifique de Constantinople. C’était là, sans doute, qu’il s’était rempli les yeux de ces costumes étranges, de ces vives couleurs vivement contrastées, et de cette lumière chaude, vibrante, presque desséchante, qui souvent nous ravissent et parfois nous déconcertent, dans les œuvres les plus personnelles de sa maturité ? Hélas ! voilà encore une séduisante hypothèse que, désormais, nous devrons nous résigner à abandonner !

Il y a dix ans environ qu’un très sagace critique anglais, M. Sidney Colvin, en étudiant un dessin de Carpaccio destiné au tableau du Départ de sainte Ursule, avait cru remarquer que deux tours figurées là étaient la copie exacte de deux illustrations d’un Pèlerinage en Terre sainte, écrit par le voyageur allemand Breydenbach, et imprimé à Mayence en 1486. Le livre de Breydenbach, avec un double texte latin et allemand, était illustré d’une foule de gravures sur bois, — d’après des dessins d’un certain Reuwich, — représentant toute sorte de sites, de vues de villes, de monumens, de types exotiques, tout cela d’une précision linéaire et d’une justesse admirables ; et Carpaccio, pour dessiner le port où allait s’embarquer sainte Ursule, avait emprunté à Reuwich deux monumens très caractéristiques, la Tour Française de Rhodes et une tour de Candie. Sur quoi l’on pense bien que MM. Ludwig et Molmenti se sont empressés d’examiner plus à fond la série complète des gravures de Reuwich : ils y ont retrouvé non seulement tous les paysages et tous les édifices orientaux que l’on voit dans toute l’œuvre de Carpaccio, depuis l’Histoire de sainte Ursule jusqu’au Saint Etienne du Louvre, mais un grand nombre de costumes, de coiffures, de menus ornemens, et jusqu’à des groupes entiers de personnages, que Carpaccio a transcrits, du livre allemand,