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tantôt sans y rien changer, tantôt avec des variations de sa fantaisie. Tous les détails des vues de Jérusalem, en particulier, ont passé des dessins de Reuwich dans les tableaux du maitre vénitien : et c’était, probablement, une adaptation du panorama de Jérusalem, de Reuwich, que Carpaccio offrait au prince de Mantoue. L’aventureux voyage en Orient où nous aimions à accompagner de nos rêves le jeune peintre, c’est un dessinateur allemand qui l’a fait pour lui. Dans un coin d’atelier, à Venise, un gros livre à images assidûment feuilleté : il n’en a pas fallu davantage pour nous valoir la vision la plus « orientale » de l’Orient, peut-être, que la main d’un peintre ait jamais traduite.


Mais l’air et la lumière, mais l’étrangeté de cette vision ? Évidemment Carpaccio les a pris dans son propre cœur, ou, si l’on veut, dans le cœur de Venise, incarné en lui. Ce goût du détail singulier, notamment, qui nous frappe dans ses peintures, c’est un des traits les plus « vénitiens » de son génie artistique. A toutes les périodes de l’art de Venise, depuis Pisanello jusqu’à Longhi, ce même goût nous apparaît, sous des formes diverses : chez Carpaccio, il domine tout le reste, et s’étend aussi bien à l’invention des sujets qu’à leur exécution. Rien de plus curieux, à ce point de vue, que la comparaison des nombreuses esquisses dont le vieux maître faisait toujours précéder son travail de peintre : vingt fois, il changeait de fond en comble l’arrangement des figures et du décor, avec la préoccupation bien visible de constituer un spectacle aussi nouveau que possible et aussi imprévu. Et lorsque, ensuite, il en venait à exécuter son tableau, on n’imagine point la quantité de menus épisodes qu’il s’ingéniait à y introduire, de façon à tenir en éveil notre curiosité. Dans la suite de l’Histoire de sainte Ursule, MM. Ludwig et Molmenti ont pu reconnaître tant de traits typiques de la vie vénitienne, que le chapitre qu’ils ont consacré à ces tableaux, indépendamment de sa valeur critique, nous présente, lui-même, tout l’attrait d’un tableau de mœurs le plus vivant du monde et le plus fourni.

A défaut de la grande invention poétique d’un Jean Bellin, Carpaccio avait hérité de sa race une richesse merveilleuse d’imagination pittoresque. Les émotions les plus fortes, chez lui, s’exprimaient eu images concrètes, en compositions où le paysage, les monumens, les accessoires de toute espèce, jouaient souvent plus de rôle que les mouvemens des figures. Et plus important encore, plus directement « expressif, » était le rôle qu’y jouaient la couleur et la lumière, toujours empruntées, certes, au milieu vénitien, mais transformées,