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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 31.djvu/604

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comme si elles en poussaient. Voici la colline des azalées, et le vallon des iris, et la sombre forêt des cryptomérias. J’écarte ces branches et j’aperçois un sanctuaire. Il est aussi vide qu’une chaumière de moissonneur à l’époque de la moisson. Les dieux travaillent sur les eaux, dans les pierres, dans les fleurs, dans les bois, dans toute cette solitude, obstinément silencieuse au milieu du tumulte des armes.

Mais, si sensibles que vous soyez aux enchantemens de ce jardin sauvage et raffiné, tour à tour montagne et vallée, halliers et mer, vous n’y goûterez pas encore le quart de la jouissance d’un petit major japonais. Car ce jardin multiple est un jardin savant. Il possède à fond l’histoire et la légende, la géographie et la théogonie de la Chine et du Japon : il en reproduit les paysages les plus glorieux ; il en représente les souvenirs les plus touchans ; il en figure les idées les plus mystiques ; il revêt une signification où sa beauté naturelle s’achève en beauté morale. Imaginez un jardin dont les combinaisons de perspective vous transportent du passage des Thermopyles aux champs de Donrémy, du col de Roncevaux à la plaine d’Austerlitz, du Capitole à Port-Royal, de Salamine à Bethléem, et sans que votre pensée hésite, sans même que votre réflexion intervienne. Imaginez un jardin qui vous donne, en un clin d’œil, la sensation de toutes ces grandes faces de la terre… J’admirais, pour l’éclat et la douceur de leurs lignes, des hiéroglyphes, dont la douceur et l’éclat séduisaient autant que moi mon petit major, mais dont le sens caché lui parlait au cœur. Là où je ne voyais qu’un chemin sinueux, pavé de pierres noires et luisantes, il entendait le bruit de ses pères et le cliquetis de leurs sabres dans la passe de Hakoné. Ces arbres, qui ne me versaient que de l’ombre, conduisaient son esprit vers les arcanes de la divination chinoise. J’ignorais qu’une déesse fût née sur cette île, et qu’un fils d’empereur eût pleuré dans ce vallon. Combien cette colline m’eût semblé loyale, si j’y avais distingué les fantômes des deux frères chinois, dont tout le monde ici, sauf moi, connaissait l’aventure ! Après la défaite et la mort de leur maître, ils avaient refusé de manger le riz qui continuait de mûrir sous la domination du vainqueur, et, retirés dans les montagnes, ils s’y nourrissaient de fougères, jusqu’au jour où, apprenant que ces fougères appartenaient à leur ennemi, ils se laissèrent mourir de faim.

C’est ainsi que je me promenais à travers ce jardin, plus