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— En France comme au Japon, mon cher Maéda, les étrangers ne pénètrent guère dans l’intimité de la famille. Tout leur est ouvert, sauf le foyer domestique.

Maéda me versa une nouvelle coupe de saké et répliqua :

— Je ne pense pas que cela vous intéresserait d’observer un intérieur japonais. On croit que nous nous cachons. C’est comme dans les temples shintoïstes : il y a un rideau, et rien derrière. Puis, je vais vous dire, nos femmes sont encore très arriérées et ne sauraient pas recevoir les Européens… Mais, en France, vous avez aussi des danseuses. Est-ce que je pourrais les connaître ?

— Vous le pourriez.

— Toutes ?

— Comme vous y allez ! Vous pourriez en connaître beaucoup.

— Mais pas toutes ?

Maéda, malgré sa petite taille, me parut immense. Peut-être lut-il dans mes yeux une admiration dont il se sentait indigne, car il s’empressa d’ajouter :

— Parmi vos courtisanes, je suppose qu’il y en a d’absolument inabordables ?

— Je l’ignore.

Il but coup sur coup deux tasses de saké pour se donner du courage, et reprit :

— C’est que nous en possédons ici qu’un Européen n’a jamais approchées. On en compte vingt ou vingt-deux qui sont élevées selon l’ancienne tradition et instruites dans tous les arts : la musique, le dessin, l’écriture, la poésie, la danse, la cérémonie du thé, l’arrangement des fleurs. Elles portent les costumes magnifiques du temps passé. Ce sont des femmes d’une très haute distinction. Mais vous n’imaginez pas leur haine de l’étranger. La dernière fois qu’un grand-duc est venu à Kyôto, il a voulu en voir. Elles refusèrent toutes. Cependant l’une d’elles consentit à prêter ses vêtemens dont on affubla une oïran de bas étage. Le grand-duc ne s’aperçut de rien, et nous avons bien ri… Ne dites pas que vous connaissez Kyôto ! poursuivit-il en s’échauffant. Vous êtes entré dans les temples, dans les théâtres, dans les palais, dans les restaurans de nuit ; vous avez vécu de la vie japonaise ; vous avez pris le thé chez des artisans ; vous vous êtes renseigné sur les habitudes des gens de votre