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la place normale que ses semblables seraient disposés à lui concéder à leurs côtés.

L’imagination, elle est développée chez Beyle à un degré si exceptionnel que, souvent, l’hallucination frappe à la porte de son cerveau. Lorsque Henri Brulard raconte, avec un sourire rétrospectif, ses débuts dans la vie indépendante, son premier voyage vers Milan où l’attendait l’épaulette, il décrit la ridicule aventure équestre qui lui advint aux portes de Genève et il ajoute : « Aussitôt, je pensai à mes pistolets : c’est sans doute quelqu’un qui veut m’arrêter ! La route était couverte de passans. Mais, toute ma vie, j’ai vu mon idée et non la réalité, comme un cheval ombrageux, me disait dix-sept ans plus tard M. le comte de Tracy. » Et voici un aveu plus explicite : « Pour un rien, par exemple une porte à demi ouverte la nuit, je me figurais deux hommes armés m’attendant pour m’empêcher d’arriver à une fenêtre donnant sur une place où je voyais ma maîtresse… Mais au bout de peu de secondes, — quatre ou cinq tout au plus, — le sacrifice de ma vie était fait et parfait, et je me précipitais comme un héros au-devant des deux ennemis, qui se changeaient en une porte à demi fermée. Il n’y a pas deux mois qu’une chose de ce genre, au moral toutefois, m’est encore arrivée. » Oui, telle fut à peu de chose près l’altitude constante de Beyle dans ses relations avec le monde extérieur : effroi nerveux, mutisme de la terreur, fuite quand elle était possible, ou sinon parti brusquement pris, et geste alors entièrement disproportionné à la cause qui le fit naître. N’est-ce point là, au surplus, l’histoire de tous les timides ?

La timidité se trahit pour ainsi dire à toutes les pages dans ce Journal de jeunesse qui n’est qu’une minutieuse, patiente, sincère, et souvent profonde analyse des faux pas de l’auteur sur le terrain social. Son « premier devoir, » il le voit bien nettement dès lors, c’est de se défaire de sa timidité. Jusqu’à ce qu’il y parvienne, le public ne connaîtra de lui qu’un « être gouverné et factice, qui est presque entièrement l’opposé de celui qu’il cache. » Aussi, quelle jalousie lui inspirent ces heureux caractères « forward » qui n’ont point à se contraindre à toute heure pour aller de l’avant, sans analyse trop minutieuse d’eux-mêmes et des circonstances. Il se console pourtant de son mieux, en expliquant son infériorité apparente par une supériorité cachée : il a « trop d’âme, trop de sensibilité. » On sait quel est le sens