Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 31.djvu/668

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une jeune fille du plus grand monde, qui, en réalité, le reconnaît à peine quand elle le croise dans la rue ; tantôt ses rendez-vous avec une femme mariée de province, personnage entièrement imaginaire, et créé de toutes pièces par notre apprenti Lovelace. Cette dernière invention lui procure « des sujets de conversation qui ont toute la grâce possible » et justifie une aimable fatuité dont s’émerveille la jeune tragédienne. Par malheur, le don Juan fictif a quelques appréhensions sur la durée possible et les suites éventuelles de cette comédie, car il « a déjà failli se couper : » mésaventure qui lui arrivera plus d’une fois tout de bon, au cours d’une existence tout entière brodée sur une trame mensongère. Et, peut-être, si, vers 1820, certains Milanais, le soupçonnant d’affiliation à la police internationale de la Sainte Alliance, — tandis que les autorités autrichiennes le croyaient carbonaro, — finirent par lui rendre impossible, à force d’avanies, le séjour de cette cité enchanteresse, c’est que, au bout de sept années, chacun avait percé à jour quelques-unes de ses innombrables mascarades. Mascarades fort innocentes d’ordinaire, et même désintéressées pour la plupart : mais il eût fallu trop de pénétration pour les voir en partie pathologiques, ainsi qu’elles l’étaient en réalité : et l’opinion italienne les attribua donc sans hésiter à quelque nécessité professionnelle inavouable.

Nous l’avons dit, la période de sa vie qui fournit les matériaux les plus favorables aux constructions fantaisistes dont se satisfaisait son imagination complaisante, ce fut l’heure brillante, où, commissaire des guerres, puis auditeur au Conseil d’État, il prit, sous l’égide des Daru, sa petite part aux derniers actes de la tragédie napoléonienne. Nous pouvons même ici, grâce à son scrupuleux historien, M. Chuquet, surprendre facilement le secret de ses gasconnades. Comme celui de tous les hâbleurs par tempérament, son système consistait à exagérer peu à peu des faits véridiques, jusqu’à ne plus discerner lui-même dans ses souvenirs la réalité de la fiction. En effet, la mémoire, qui s’entretient d’un périodique rappel des faits dans le domaine conscient par les soins, de l’imagination, se montrera nécessairement infidèle, si l’imagination prépondérante se met au service d’un égotisme débordant pour déformer peu à peu les impressions dont elle a la garde. Ainsi Beyle assurera un jour avoir défendu presque seul un hôpital militaire contre une