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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 31.djvu/674

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Traçant son propre portrait sous le nom de Roizard, Beyle écrivait encore[1] : « Un mot touchant, une expression vraie du malheur entendue dans la rue, surprise en passant près d’une boutique d’artisans l’attendrissaient jusqu’aux larmes. Mais s’il y avait la moindre pompe, — sostenutezza, — la moindre possibilité d’affectation dans l’expression d’une douleur, quelque légitime qu’en fût le motif, alors il n’y avait plus que l’ironie la plus piquante dans les regards et dans les mots de Roizard. » Traduisez : mais il ne fallait pas toutefois qu’il se mêlât à l’expression du sentiment éprouvé la moindre retenue, le moindre souci des convenances, de l’usage, et le moindre respect du spectateur. Un cri de bête blessée, en quelque sorte, ou sinon l’instinct antisocial l’emportait dans le cœur de notre réfractaire sur la compassion toute physique du sensitif : il ne voyait plus dans le malheureux qu’un comédien de « vanité, » et l’expression « sardonique, » ou « satanique » se plaçait d’elle-même sur ses traits.

Le Journal de jeunesse accuse « une sensibilité poussée à des excès qui, racontés, seraient inintelligibles à tout autre qu’à Félix (Faure), et, même pour celui-là, il faut parler longtemps. » Ailleurs on lit : « Si je vis, ma conduite démontrera qu’il n’y a pas eu d’homme aussi accessible à la pitié que moi. La moindre chose m’émeut, me fait venir les larmes aux yeux : sans cesse la sensation l’emporte sur la perception, ce qui m’empêche de suivre le moindre projet. En un mot, il n’y a pas eu d’homme meilleur que moi en dispositions. » On croirait entendre Rousseau s’attendrissant sur la sensibilité de son cœur, après avoir brutalisé sans sujet quelque Hume ou quelque Diderot.

C’est à cette sensitivité si prompte à passer par toute la gamme des impressions les plus contradictoires, à se porter en un instant d’un extrême à l’autre, qu’il faut demander chez Beyle le secret et de ses confiances « éperdues et stupides, » et de ses méfiances brusques, irrésistibles, soudain cabrées dans un sursaut de réaction défensive, les « méfiances folles » de Julien Sorel. Voici sur ce point une confidence de Brulard qui nous sera précieuse par son évidente sincérité. Il admira, dit-il, « éperdument » certaines personnalités de son entourage, le bibliothécaire Ducros, le mathématicien Gros (portraituré dans Leuwen), le négociant Rebuffel, mais il fut loin, de se conduire

  1. Notice biographique, p. LX.