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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 31.djvu/675

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en leur présence de façon à éveiller dans leurs cœurs une sympathie réciproque. « Même je fus avec eux comme je fus plus tard avec les êtres que j’ai trop aimés, muet, immobile, stupide, peu aimable, et quelquefois offensant à force de dévouement et d’absence de moi. Mon amour-propre, mon intérêt, mon moi avaient disparu en présence de la personne aimée, j’étais transformé en elle[1]. » Et il ajoute plus loin : « Un de mes malheurs a été de ne pas plaire aux gens dont j’étais enthousiaste (exemple : Mme Pasta et M. de Tracy)… De même, je manque souvent l’exposition d’une doctrine que j’adore. On me contredit, les larmes me viennent aux yeux, et je ne puis plus parler. Je dirais, si je l’osais : Ah ! vous me percez le cœur. » Et ces admirations attendries n’ont même pas besoin de fondemens bien solides pour lui inspirer de singuliers transports. Se trouve-t-il au Théâtre-Français, en 1814, à côté d’un jeune officier russe du corps d’occupation, le seul aspect de ce voisin de hasard lui arrache l’étonnante effusion que voici[2] « Cet aimable officier, si j’avais été femme, m’aurait inspiré la passion la plus violente, un amour à l’Hermione. J’en sentais les mouvemens naissans. J’étais déjà timide. Je n’osais le regarder autant que je l’aurais désiré ; si j’avais été femme, je l’aurais suivi au bout du monde. » Voilà une nouvelle espèce de mimétisme assez inattendue, n’est-il pas vrai ? Et l’on reste encore plus surpris de voir un monsieur de l’orchestre imiter les attitudes d’Hermione, qu’un auditeur au Conseil d’Etat celles du comte Regnault.

Une lettre adressée à Colomb, en 1829, raconte la présentation de Beyle à lord Byron, en 1816, dans une loge de la Scala. Pour le plaisir du poète, on cherche à faire parler le fournisseur ordinaire des anecdotes napoléoniennes. Or toute conversation lui est impossible à ce moment : « J’étais rempli de timidité et de tendresse. Si j’avais osé, j’aurais baisé la main de lord Byron en fondant en larmes : je voulus parler, et je ne dis que des choses communes. » Vers la fin de la soirée, le dieu s’adresse à Stendhal comme au seul assistant qui sache l’anglais, afin d’obtenir des indications précises sur le chemin à suivre pour rentrer chez lui : « Je voyais qu’il allait se tromper. De ce côté de Milan, à minuit, toutes les boutiques sont fermées : il allait errer au milieu des rues solitaires, peu éclairées et sans savoir

  1. Henri Brulard, p. 22.
  2. Correspondance, vol. I, p. 37.