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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 31.djvu/683

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expliquent mieux que les autres par fréquente expérience, et par habitude acquise ?

Plus encore que l’essai sur le Rouge et le Noir, nous éclairera ce fragment sur la Volonté[1]que Taine rédigea dans la plénitude de sa ferveur stendhalienne, de 1853 à 1855, et où il s’est constamment servi des observations de son psychologue favori. Une fois de plus, Beyle lui offre, pour ses spéculations fécondes, des exemples de l’image-hallucination, que le génial explorateur de l’Intelligence humaine considère comme si supérieure à l’idée abstraite et raisonnée, dès qu’il s’agit de mettre en jeu la volition. Ainsi, dit-il, Julien Sorel qui ne craint point la mort in abstracto, se prend subitement à la redouter lorsqu’il reçoit la visite de son vieil ami, l’abbé Chélan, tout décrépit et visiblement parvenu aux limites de la vie humaine. Ainsi, Fabrice, Italien et homme d’imagination, voyant venir les gendarmes du haut du clocher où il se tient caché, se croit déjà enfermé au Spielberg, et s’empresse à tendre une toile entre les sbires et lui, bien qu’il se sache parfaitement invisible. En général, quand ces personnages sont saisis par une idée, c’est « avec la toute-puissance de la première idée qu’on croit avoir inventée, » en sorte qu’ils manquent devenir fous.

Taine continue par une longue et très admirative analyse de la délibération solitaire du comte Mosca, au reçu de la lettre anonyme qui lui apprend l’amour de la duchesse Sanseverina pour Fabrice. Le ministre voit « les formes, les couleurs, les expressions, le physique » dans la violence de sa passion. Soudain, c’est « la cruelle apparition des grâces charmantes de Fabrice. » Ce caprice peut changer ma vie, se dit-il, comme « pour s’excuser d’être tellement fou. » Que de reploiemens, conclut le philosophe de l’Intelligence : nos têtes sont remplies d’idées, et nous analysons partout. — Portrait fort moderne en effet, et dont la ressemblance s’étend chaque jour, celui de l’homme d’analyse tout entier réfugié dans son cerveau.

Certes, il ne fut que trop analyste, l’amoureux qui notait dans son Journal, après une rebuffade de Louason : « Je viens de passer au Palais-Royal une demi-heure qui a peut-être été une des plus pénibles de ma vie ; ma seule distraction était d’observer mon état : et c’en était une grande. » Ou encore : « Je

  1. Publié dans la Revue philosophique de novembre 1900.