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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 31.djvu/684

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connais si fort le jeu des passions, que j’ai besoin de me tenir à quatre pour nôtre pas soupçonneux, et que je ne suis jamais sûr de rien, à force de voir tous les possibles. » Il s’exagérait même singulièrement la vertu de l’analyse, le critique théâtral qui écrit en 1822 : « Si je pouvais faire du comique une analyse aussi claire et aussi complète (modestie à part et suivant moi) que celle que j’ai faite de l’amour, travailler dans le genre comique ne serait plus qu’un badinage pour moi. »

Poussée à ce degré, l’analyse peut bien produire des documens humains précieux, mais non point des œuvres d’art sain ou des portraits d’un intérêt général. N’est-ce pas précisément le reproche que les médecins font aux malades par les nerfs que de trop analyser, de donner une importance exagérée à des faits qui passent inaperçus chez les personnes normales et fatiguent l’attention quand ils descendent de la sphère inconsciente vers le cercle éclairé par la réflexion. Stendhal se vante d’exprimer « le jus de la connaissance de l’homme. » Connaissance de l’homme sous un angle exceptionnel en tous cas, de l’homme anormal, ou des momens anormaux de l’homme moyen. Vous ne rencontrerez pas ses héros, dit Taine. C’est qu’ils sont des monstres délibérément créés par la fantaisie d’un savant, obsédé de son savoir. Là réside à la fois leur intérêt et leur vice. L’étude de pareils phénomènes sera profitable aux savans plutôt qu’utile aux artistes, besogne de tératologie plutôt qu’exercice d’esthétique. On assiste en ce lieu à des expériences rares qui ne se produisent pas dans la nature, mais servent à en pénétrer les secrets. Ou, si l’on veut, une telle conception de la vie est un réactif coûteux et délicat qu’il faut posséder dans son laboratoire de psychologie expérimentale, pour le savoir complet et bien garni, mais dont il convient de ne point user dans le travail de chaque jour[1].

Telle fut sans aucun doute la nuance de l’admiration stendhalienne chez Taine, ce ferme et lucide esprit qui, pour sa part, a toujours marché vers un stoïcisme plus serein et plus haut : au point de tenir parmi nous la place que Goethe occupe depuis

  1. « Sainte-Beuve nous reprochait l’exagération du talent ou tout ou moins du rôle qu’avaient joué nos favoris. Par exemple, il trouvait que j’admirais trop Stendhal, Balzac et Michelet, et me blâmait de ne les juger que par leurs livres. » (Taine, Correspondance, III, 280.) Mais Taine n’accepte point cette appréciation de l’un de ses initiateurs sur quelques-uns de ceux qui le furent à un titre diffèrent, et il se défend très délibérément contre ce reproche de complaisance exagérée.