Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 31.djvu/865

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

déchirée. Le comte d’Escars qui est allé les voir à Vanstead lui a tracé le sombre tableau de leur désespoir, « qui prend la teinte de leur caractère. » Le duc de Bourbon le renferme en lui-même ; il ne parle à personne, ne verse pas une larme, « il n’en est que plus malade. » Le vieux Condé, au contraire, se désole bruyamment, se répand en gémissemens sur le sort de son petit-fils, en imprécations contre Bonaparte ; au milieu de ses sanglots, il se raconte à lui-même vingt fois le jour le récit de ce drame affreux, « et comme Annibal répète sans cesse : Occidit, occidit spes omnis, et fortuna nostri nominis. »

Cependant, dans leur cruel abattement, ils songent à la sûreté du Roi. Le « forfait » dont leur fils et petit-fils a été la victime leur fait craindre que Bonaparte ne s’arrête pas dans cette voie et que, grâce à la faiblesse de la Prusse, il ne fasse arrêter le Roi à Varsovie comme il a fait arrêter le duc d’Enghien dans le grand-duché de Bade, que, peut-être même, il le fasse assassiner. A Londres et ailleurs, à Varsovie même, les émigrés partagent ces craintes. Grâce à cette hauteur d’âme qui ne lui a jamais fait défaut, et à sa confiance dans la loyauté du monarque prussien, Louis XVIII les dédaigne. Mais elles inspirent au duc de Bourbon les vives supplications qu’en son nom et au nom de son père, il adresse au Roi pour le presser de se tenir sur ses gardes. Voici la réponse qu’il reçoit :

« Mes larmes étaient bien loin d’être taries, mon cher cousin ; votre lettre les a renouvelées avec plus d’abondance que jamais ; mais ce n’est plus seulement la douleur qui les fait couler, c’est l’amitié, c’est l’attendrissement le plus vrai. Quoi ! dans un pareil moment, vous avez songé à moi ! Sans doute l’assassin d’un héros ne peut être arrêté par un vain titre, et plût à Dieu qu’il se fût attaqué à moi, que j’eusse été sa seule, sa dernière victime. Mais, plus je suis sensible à l’intérêt que vous me témoignez, plus je dois dissiper vos touchantes alarmes. Ma position me défend d’un attentat caché et la générosité du souverain qui me donne asile ne me permet pas d’en craindre d’autres. Le règne du crime aura son terme et je goûte d’avance une sorte de consolation, en songeant aux honneurs publics que nous rendrons un jour à celui qui n’a encore de monument que dans nos cœurs. »

Ainsi des malheurs communs, en se multipliant, avaient rapproché les uns des autres les membres de la famille royale, fait