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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 31.djvu/895

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vit en liberté. » Ce sont les demi-fous vivant en liberté hors des asiles que les romanciers russes dépeignent et étudient.

Roudine, le héros du premier roman de Tourguenef, est un demi-fou, qu’on a comparé à don Quichotte (Tourguenef a d’ailleurs publié une étude critique curieuse sur Hamlet et don Quichotte). C’est un « virtuose » de la parole, « accueilli et fêté comme un jongleur, qui porte de salon en salon ses improvisations mélodieuses et vides, » mais qui n’a « rien de solide dans ses idées et dans son caractère ; ni raison, ni cœur, ni volonté. » Garchine, à qui on a trouvé de l’affinité avec Guy de Maupassant et qui a été surnommé le « peintre du désespoir, » a analysé principalement « les âmes souffrantes ». Le grand héros de Crime et Châtiment, Raskolnikof, est un demi-fou, « bon et généreux, » mais « morose, sombre, fier, hautain, hypocondriaque. » Il se demande « si la maladie détermine le crime, ou si le crime lui-même, en vertu de sa nature propre, n’est pas toujours accompagné de quelque phénomène morbide… Il se persuade que lui, personnellement, est à l’abri de semblables bouleversemens moraux ; » et il finit cependant par tuer, d’un coup de hache, une pauvre vieille femme et sa sœur. « Il met toutes sortes de choses dans sa poche sans s’assurer du contenu : bourse, écrins ; » puis, ne sait pas ce qu’il a volé, n’en a rien gardé. « Il s’évanouit au bureau de police où il est appelé au sujet du paiement de son loyer ; il retourne inconsciemment sur le lieu du crime ; il ne cause avec tout le monde que du crime ; » se confesse à Sonia, « une malheureuse qui se prostitue pour nourrir les enfans d’une femme malade, » se baisse jusqu’à terre et lui baise le pied ; va s’agenouiller publiquement au marché au Foin, se livre à la police et part pour la Sibérie avec Sonia.

Les personnages de Tchekhof, qui était d’ailleurs docteur en médecine, sont tous « des neurasthéniques, des malades, des fous, incapables du moindre effort ; leur vie est manquée. » Dans la salle n° 6 d’un asile d’aliénés, le malade Gromov, atteint de la manie des persécutions, cause beaucoup avec le médecin. Celui-ci l’admire, déclare que ce fou est le premier homme qu’il ait rencontré « sachant raisonner et causer. » Gromov a beau dire : « Je ne sais pas raisonner. » Le médecin lui répond : « Au contraire, vous raisonnez bien. » Le docteur finit par donner sa démission, « et bientôt un obligeant collègue l’enferma dans la salle n° 6, » où il mourut.