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poésie et l’amour. Au physique, il a le front large, le nez un peu fort et sensuel, le regard vif et hardi[1] ; au moral, il a l’esprit très ouvert, très curieux de science et d’érudition, passionné, enthousiaste jusqu’à la naïveté même. Ce caractère, il le gardera toute sa vie.

Vint la Révolution. Villers ne l’admira point ; ce ne fut que plus tard, en exil, qu’il se rallia à son principe, à ses conséquences. Mais, chose curieuse, ce futur idéologue a dans l’esprit un besoin de clarté et de précision, qui s’accommode mal des brouillards de l’idéologie : son goût pour la science, les recherches exactes, méthodiques, le préserve. Il lui sembla donc que beaucoup de gens, en ce temps-là, parlaient de la liberté, sans savoir au juste ce dont ils parlaient ; il écrivit contre eux plusieurs libelles, dont un est significatif : De la liberté ; son tableau et sa définition ; ce qu’elle est dans la société, avec ce mot d’Aulu-Gelle pour épigraphe : Tout le monde en parle et personne ne sait ce que c’est.

S’il fût resté en France, il eût probablement péri sur l’échafaud, ou, caché en quelque coin de province, attendant la fin de la tourmente, il se fût confiné dans un royalisme étroit et chagrin. Mais il émigra, servit dans l’armée de Condé et dans l’armée des princes ; après une tentative malheureuse de rentrée en France, il cherche asile en Hollande, en Allemagne, sur les bords du Rhin, à Gœttingue, où il séjourne à deux reprises, en 1794 et en 1796, et qui l’enchante par ses savans, ses penseurs, puis à Lubeck, dont il fait sa patrie d’adoption, où le retient une liaison durable avec Mme Rodde, fille de l’historien Schlœzer, femme d’un sénateur de Lubeck. Désormais sa vie est fixée, il a eu sa crise. Le jeune officier du régiment de Metz, le brillant aide de camp de M. de Puységur est mort ; Villers l’idéologue, le cosmopolite va naître. Il a trouvé sa vraie patrie, l’Allemagne. Quant à l’autre, la France, sauf l’Institut, il ne l’aime guère. Si parfois il vient à Paris avec Mme Rodde, c’est pour médire de ses anciens compatriotes, de leur légèreté, de leur fatuité : « Être condamné à passer ma vie ici, écrit-il de Paris à Mm9 de Staël, me serait un supplice insupportable[2] ! » Et vite, il retourne dans ce pays d’élection de son esprit et de son cœur,

  1. Voir la lithographie en tête de l’étude du docteur Bégin sur Villers, Mme de Rodde et Mme de Staël.
  2. Lettre du 12 décembre 1803 (Archives de Broglie).