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dans ses chères villes hanséatiques qu’il défendra plus tard contre la tyrannie de Napoléon et de Davout. Il ne quitte Lubeck, en 1811, que chassé par Davout, et c’est pour aller à Gœttingue, où il professe à l’Université ; et, quand après la chute de Napoléon, le cabinet de Hanovre le destitue, il ne veut pas rentrer en France ; il reste à Gœttingue et il y meurt, le 11 février 1815.

D’où vient ce détachement absolu, incroyable de la patrie ? Cette germanisation rapide, profonde, qui étonne et scandalise une Mme de Staël elle-même[1] ?

Sans nul doute, d’abord de l’émigration. C’est un sentiment moins rare qu’on ne croit dans ce monde des émigrés, qui pullule en Suisse, en Allemagne, à Hambourg surtout, et en Angleterre. Ce n’est pas, si l’on veut, la haine de la France ; mais, chez beaucoup, c’est une sorte de désaffection, mêlée de rancune, à l’égard de ce pays qui les chasse, confisque leurs biens, menace leurs vies même. Beaucoup de ces Français, fixés à l’étranger, rentrés plus tard en France, s’y sentent inquiets, dépaysés : témoin ce duc de Richelieu, le bienfaiteur d’Odessa, qui, de retour à Paris, ministre de Louis XVIII, avait la nostalgie de la Russie. Témoin encore Chateaubriand qui, sans aller, comme Villers, jusqu’au cosmopolitisme, se répand en propos amers sur la France du Consulat et de l’Empire, rêve de la quitter pour la Louisiane, la Russie ou l’Italie : « Nous autres Français, écrit-il à Mme de Staël en 1805, pourquoi serions-nous si attachés à notre sol paternel ? On m’y a pris tout ce que j’avais. On m’aurait arraché la vie comme à tant d’autres, si on m’avait trouvé à une certaine époque[2] ! » Villers, lui aussi, avait failli perdre la vie dans son pays : revenu furtivement à Boulay, sa ville natale, dénoncé, il n’avait échappé qu’à grand’peine aux perquisitions, à la mort[3]. De tels souvenirs sont vivaces, influent, à notre insu, sur nos jugemens.

A vivre longtemps à l’étranger, on en prend les pensées et les mœurs : « J’étais, dit Chateaubriand, Anglais de manières, de goût et, jusqu’à un certain point, de pensées[4]. » Mais pour Villers, cela va plus loin encore : il n’est pas devenu Allemand ;

  1. « Il me semble, lui écrit-elle de Weimar en 1803, que les étrangers eux-mêmes n’aiment pas que nous renions notre patrie. » (Isler, Briefe an Ch. Villers, p. 297.)
  2. Voyez Chateaubriand et Mme de Staël, dans la Revue du 1er octobre 1903.
  3. Bégin, ouvrage cité, p. 18 et 19.
  4. Mémoires d’Outre-Tombe, t. II, p. 238.