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s’était échappé par le nord de l’Allemagne. Serré de près par Bernadotte, il viole la neutralité de Lubeck, cherche refuge dans la ville ; les troupes françaises y entrent à sa suite, le 6 novembre 1806 ; un combat sanglant, acharné, s’engage dans les rues de Lubeck et se termine par la défaite des Prussiens, non sans grand dommage pour la pauvre ville de Lubeck, dont les habitans sont pillés, maltraités par les vainqueurs. Villers demeurait alors à Lubeck, non loin de ses amis, les Rodde ; M. Rodde était sénateur de la ville. Le bon Villers, son vieux sabre d’aide de camp sous le bras, coiffé d’un petit chapeau « retapé » qui lui donnait un faux air de Napoléon, avait monté la garde devant la porte des Rodde, écartant les pillards, jusqu’à ce que le prince de Ponte-Corvo, Bernadotte en personne, vint établir dans cette maison son quartier général. Le prince, qui se piquait de républicanisme et courtisait l’idéologie, fit à Villers l’accueil le plus affable et le nomma son secrétaire. « Voilà ce que c’est, écrit naïvement Villers à sa famille, d’avoir un nom comme homme de lettres et d’être membre de l’Académie[1] ! » Il va voir Murât, le grand-duc de Berg, qui est aussi à Lubeck ; c’est à lui qu’il lance cette phrase significative : « Nous autres, gens de l’Institut, nous nous croyons appelés à être les prêtres de la Vérité et à la faire parvenir jusqu’aux princes ! » Murat dut sourire : ce langage républicain était passé de mode. Mais Villers prend son rôle au sérieux, et, dans son zèle, ce n’est plus à Bernadotte, à Murat qu’il s’adresse, c’est à Napoléon, par l’intermédiaire, il est vrai, d’une tante de l’impératrice Joséphine, la comtesse Fanny de Beauharnais.

Cette Lettre à Mme la comtesse Fanny de Beauharnais sur la prise de Lubeck est vraiment intéressante ; elle peint au naturel le philosophe, l’« homme sensible ; » elle nous émeut par sa sincérité et par je ne sais quel accent moderne dans la manière d’analyser les sentimens les plus complexes de l’âme : « Quelle nuit ! La plupart des maisons ouvertes, remplies de flambeaux, de tumulte, d’allans et de venans ; quelques-unes fermées, d’où partaient des sons confus, et même le bruit de l’explosion d’armes à feu. Je marchais ainsi au milieu des larmes, des coups qui enfonçaient les portes, des cris de désespoir, des hurlemens féroces, des vitres qui se précipitaient, des meubles qu’on

  1. Bégin, ouv. cité, p. 52. Villers était correspondant de l’Institut (classe d’Histoire et de Littérature ancienne) depuis le 27 thermidor an XII (1804).