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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 32.djvu/180

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samuraï habile à dénouer les fils de soie et à flatter les cœurs. Plus de mari : un maître tremblant sous l’œil de sa mère et d’autant plus redoutable, le mâle impérieux, le despote primitif. Elle protesta ; mais on la fit taire : « Si ça ne te plaît pas, va-t’en ! Je te divorce ! » Divorcer, quand elle se sentait déjà mère ? Mieux valait endurer les tribulations, essayer d’apprivoiser ces petites femmes farouches. Et elle connut la vie des maisons japonaises peu fortunées, les caprices et les méchancetés d’une belle-mère qui souvent se couche le soir avec une pointe de saké, les jalousies des belles-sœurs que sa qualité d’étrangère exaspérait dans l’ombre, la brutalité et les infidélités traditionnelles du mari, bref, tout ce dont pâtissent les nouvelles mariées du Japon, mais du moins averties, préparées, et convaincues que l’ordre du monde exige d’elles la patience et l’abnégation.

Peut-être une femme plus décidée aurait-elle su intimider ses tyrans et leur arracher des privilèges. Cependant, j’en doute. Il ne s’agissait pas de concentrer ses forces de résistance contre les manies d’un ou deux individus. Dans l’obscure médiocrité où ce mariage l’avait enlizée, une énorme masse de coutumes et de traditions se dressait devant elle. Les gens qui la tourmentaient ne se croyaient pas si cruels. Ils obéissaient au caractère de leur situation et aux convenances de leur état social. Et qui sait quels manques de tact, quels oublis des bienséances, ils auraient pu lui reprocher à leur tour ! Son tort ne fut point de se rendre à merci. Puisqu’elle avait épousé un Japonais, il était naturel qu’elle adoptât la condition d’une femme japonaise. Mais on n’épouse pas un Japonais…

— Enfin, lui dis-je, avez-vous désarmé les malveillances qui vous entourent ?

— Un peu, répondit-elle… Et puis il n’est pas méchant… Ne le jugez pas d’après ses paroles. C’est le pays qui veut qu’on parle ainsi. J’en ai souffert ; j’en souffre moins ; il arrivera un jour où je n’en souffrirai plus… Et puis, j’ai mes enfans. Seulement on ne me permet pas de leur apprendre le français… Voici mon mari.

M. Nikita s’excusa de son absence qui s’était prolongée.

— Eh ! dit-il, avez-vous bien causé de la France ?

— Non, répondis-je : nous nous entretenions de vos enfans.

— Mes enfans ! Persuadez donc à ma femme de leur parler toujours français. Figurez-vous que le dernier ne sait pas même