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vingt-neuf princes ou princesses, et dix-neuf grands seigneurs d’Allemagne ; lesdits personnages l’informaient qu’ils avaient pris les noms des héros et héroïnes de l’Astrée, et s’étaient constitués en Académie des vrais amans… Ce qui est arrivé là à d’Urfé s’est renouvelé à la lettre pour M. de Balzac. Il y a eu un moment où, à Venise, par exemple, la société qui s’y trouvait rajeunie imagina de prendre les noms de ses principaux personnages et de jouer leur jeu. On ne vit pendant toute une saison que Rastignacs, duchesses de Langeais, duchesses de Maufrigueuse, et on assure que plus d’un acteur et d’une actrice de cette comédie de société tint à pousser son rôle jusqu’au bout…

« Ce que je dis de Venise s’est reproduit à des degrés divers en différens lieux. En Hongrie, en Pologne, en Russie, les romans de M. de Balzac faisaient loi… Par exemple, ces ameublemens riches et bizarres, où il entassait à son gré les chefs-d’œuvre de vingt pays et de vingt époques, devenaient une réalité après coup ; on copiait avec exactitude ce qui nous semblait à nous un rêve d’artiste millionnaire ; on se meublait à la Balzac. »

Parmi tant d’autres témoignages que l’on aurait pu citer de l’influence de Balzac sur des contemporains, non seulement en France, mais à l’étranger, j’ai choisi celui-ci comme étant l’un des plus caractéristiques, et en même temps l’un des plus précis. Il est aussi l’un des moins suspects, si l’on songe aux griefs personnels de Sainte-Beuve contre Balzac, et qu’il ne lui a jamais pardonné, ni d’avoir prétendu refaire Volupté en écrivant le Lys dans la Vallée ; ni d’avoir osé toucher à Port-Royal ; ni, enfin et surtout, d’avoir essayé dans le roman ce qu’il tentait à sa manière, lui, Sainte-Beuve, dans la critique et dans l’histoire littéraire.

Le renouvellement de la critique par les méthodes ou les procédés de Sainte-Beuve est, en effet, dans l’histoire du « genre, » une révolution du même ordre que celle que Balzac a opérée dans le roman. Avec des différences qu’à peine est-il besoin d’indiquer, parce qu’elles sautent, pour ainsi dire, aux yeux, — et au contraire, ce sont les analogies qui d’abord échappent, — il y a plus de rapports, et des rapports plus étroits qu’on ne croirait entre Port-Royal et la Comédie humaine ; et ce sont, dans notre littérature française du XIXe siècle, deux monumens de la même nature d’originalité. Sainte-Beuve est plus « lettré, » Balzac est plus « contemporain ; » le critique est à chaque instant inquiété, tiraillé, retenu, paralysé par des scrupules dont le