Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 32.djvu/318

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à dire que le théâtre était devenu un art sui generis, ou plutôt un jeu, qui avait ses règles à lui, comme le trictrac ou les échecs, dont les « pions, » toujours les mêmes, ne différaient d’une partie à une autre que par leur position ; un art où le triomphe était d’accumuler les difficultés pour avoir l’honneur d’en sortir ; et un art, qui, moyennant cela, pouvait non pas tout à fait se passer, mais se contenter d’un minimum d’observation, d’intérêt humain et de style. Je n’appelle pas un « intérêt humain » de savoir si Raoul, qui est quelconque, épousera Valentine, ou si Emmanuel, qui n’est personne, dénouera « les chaînes de fleurs » qui l’attachent à Valérie. Etes-vous encore curieux de savoir comment la marquise de Prie réussit à soustraire Mlle de Belle-Isle aux entreprises de Richelieu ?

C’est l’influence de Balzac qui a ruiné cette conception de l’art dramatique. D’autres intentions, par la suite, ont pu se mêler, chez les nouveaux dramaturges, à cette intention d’imiter la vie de plus près : Théodore Barrière s’est cru l’étoffe d’un satirique, et Alexandre Dumas fils la vocation d’un réformateur ! Mais cette idée que le théâtre doit aussi lui « représenter la vie, » n’en est pas moins dès lors entrée dans les esprits ; et, avec cette idée, c’est l’influence de Balzac que l’on retrouve, jusque de nos jours, dans la Parisienne et dans les Corbeaux plus agissante que jamais, et comme dépouillée, chez Henri Becque, de tout ce qui la masquait encore chez les Dumas fils et les Emile Augier.

Si maintenant on demande pourquoi l’influence de Balzac s’est fait sentir d’abord au théâtre, quand on croirait qu’elle eût dû s’exercer avant tout dans le roman, j’en donnerai cette raison que, si les contemporains de Balzac ne l’ont assurément pas « méconnu, » cependant ils n’ont pas « reconnu » tout de suite, combien ses romans différaient de ceux de George Sand, d’Alexandre Dumas, d’Eugène Sue ou de Prosper Mérimée. Il n’eût pas fallu pousser beaucoup Sainte-Beuve, pour lui faire déclarer que Carmen ou la Vénus d’Ille étaient fort au-dessus du Cabinet des Antiques, ou des Mémoires de deux jeunes Mariées ; et, si déjà, vers 1850, on ne voyait guère dans Alexandre Dumas qu’un faiseur, la réputation d’Eugène Sue contre-balançait celle de Balzac. Je ne parle pas de George Sand, dont il était convenu que le style, « de première trempe et de première qualité, » la classait au tout premier rang. Aussi, tandis qu’on avait vu tout d’abord, — et il ne fallait pas pour cela de très bons yeux, très