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Nul ne saurait lui être comparé au point de vue de l’étrangeté de la destinée, des curiosités de la formation intellectuelle, du développement et des revers de la fortune et l’on serait embarrassé de citer dans l’histoire un homme dont la vie pût passer pour analogue. »

C’en est assez pour éveiller notre intérêt. Mais ce qui l’excite davantage, c’est que ce conseiller d’Alexandre, le comte Paul Strogonof, avait eu pour précepteur un Français, Gilbert Romme, encore obscur à cette époque, mais qui devait plus tard siéger à la Convention et donner à son nom une illustration tragique en se tuant avec les derniers Montagnards. La correspondance de Romme avec le père et la mère de son élève ne constitue pas le moindre attrait de l’ouvrage que nous signalons. Elle nous révèle les procédés d’éducation qu’il employa pour façonner aux idées philosophiques du jour l’adolescent qui lui avait été confié. Laissé maître de l’élever à sa guise, il ne tarda pas à le conduire à Paris, après l’avoir fait passer successivement en Hollande, en Prusse et en Angleterre. Paul Strogonof avait quinze ans lorsqu’il fut mis dans les mains de Gilbert Romme. C’était un très joli garçon, nous dit-on, très vif, impressionnable et dont on pouvait être fier. Un séjour à Riom en Auvergne, pays natal de Romme, le familiarisa avec les habitudes françaises. En le présentant à ses amis d’enfance, son précepteur disait : « Mon élève sera digne de vous, car j’en veux faire un homme ; il sortira tel de mes mains. » Un voyage en Suisse qui se prolongea durant plusieurs mois précéda l’arrivée du maître et du disciple à Paris.

En France, la Révolution venait d’éclater. On était au lendemain des élections de l’Assemblée Nationale. L’attente des événemens dont chacun pressentait le caractère destructeur surexcitait les esprits. Oubliant qu’il devait de bons exemples à son élève et entraîné par ce qui se passait autour de lui, Gilbert Romme abandonne alors ses études, ses devoirs pédagogiques, et se jette avec ardeur dans l’action. On le voit mêlé aux troubles de Versailles ; il assiste à la fête de la Fédération ; il fonde le Club des amis de la loi et, bientôt, il est populaire dans la foule tumultueuse et déchaînée qui demain proclamera la Terreur. Durant cette période agitée, l’élève ne se sépare pas de son précepteur ; il l’accompagne partout et, à l’aube de sa vie, ce jeune aristocrate, enfant d’un pays d’autocratie, se