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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 32.djvu/470

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L’éclat intelligent des yeux atteste que la charité des sœurs n’a pas été tout à fait perdue : mais on devine la négligence, l’inconduite, ou la malchance des parens dans la blancheur livide du teint, dans tout l’aspect réduit, et déjà usé, de ces misérables corps amaigris, dont les uns ont grandi trop vite, tandis que d’autres semblent destinés à ne jamais grandir. »

En vain les « missions » chrétiennes prodiguent leurs efforts : les remèdes qu’elles appliquent de leurs mains apaisent un peu la souffrance ; mais le mal est trop profond pour céder à une médication forcément superficielle, partielle, provisoire. « Et la patience des ouvriers sans travail, qui cependant est extraordinaire, commence de plus en plus à se fatiguer : lentement, mais d’une façon incessante, elle se change en une colère sombre, obstinée, et qui risque bien de s’enflammer d’un instant à l’autre. »

M. Cope Cornford nous décrit ailleurs une réunion du soir, organisée dans une église anglicane de l’Est, sous la présidence du curé (vicar) de la paroisse. Plusieurs centaines d’ouvriers, de petits commerçans, d’employés et d’apprentis, viennent d’entendre une conférence sur les causes et les effets économiques du « problème des ouvriers sans travail. » La conférence achevée, le président demande aux auditeurs d’énoncer leur avis. Et l’on voit se lever, de son banc, un petit homme à grosse tête, avec un front carré surplombant deux yeux vifs, profondément creusés. Cet homme est un commissionnaire, bien connu dans toute la paroisse, où il travaille à recruter des adhérens à la Fédération Démocratique Socialiste. Il se tient debout, embarrassé, et parle d’abord si bas qu’on l’entend à peine.


— Je n’oublie pas, dit-il, que, comme nous l’a expliqué le révérend Président, nous sommes réunis ici pour une discussion amicale, afin de nous instruire les uns les autres. Eh bien ! mes amis, avec la permission du Président, je désirerais vous soumettre un cas… Il y eut, dans toute l’église, un murmure d’assentiment. Tous les regards étaient tournés vers la pale figure du petit homme, avec ses yeux enfoncés et la masse poussiéreuse de sa chevelure, en plein relief contre le rouge foncé du mur, sous le reflet du gaz.

— Eh bien ! tout homme, dans notre pays, doit porter des souliers, même le plus pauvre, pour préserver ses pieds de l’amertume du sol. Or, voici une fabrique qui produit des souliers ! Admettons que cette fabrique emploie cinquante ouvriers : et que chacun d’eux produise trois paires de souliers par jour. Et maintenant le patron, que nous appellerons M. Brown… De nouveau l’orateur s’arrêta, fronça les sourcils, et avec le sourire bizarre, un peu inquiétant, qui lui était familier, se donna l’apparence de regretter ce qu’il venait de dire.

— Là ! reprit-il, voici encore que je me mets à nommer les gens !