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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 32.djvu/542

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I. — NAGASAKI

Nous arrivâmes, avec les dernières lueurs du jour, au détroit de Shimonoseki, ce Gibraltar de la Méditerranée japonaise. Le double port de Moji nous apparut sous un dôme de fumées ; et des milliers de voiles se dessinaient en noir sur la bande rouge de l’horizon. Ce qui n’était autrefois qu’un village de pêcheurs est devenu la ville où aboutit le chemin de fer de Kyushu, et une place forte.

Comme je devais y attendre le départ du train, j’appréciai une fois de plus la manière dont les Japonais voyagent. Le Japonais d’un certain rang voyage à la façon d’un colis précieux. A peine a-t-il besoin d’indiquer sa destination. Dès qu’il débarque, l’auberge fût-elle à deux pas, on l’y transporte. Il y retrouve son thé, son saké, sa cuisine, ses geishas. Il ne se préoccupe de rien. Son billet de chemin de fer lui est glissé entre les doigts, et, à l’heure juste, on le dépose dans son compartiment. C’est le seul homme du monde qui puisse quitter un bateau, traverser une ville, prendre un train, sans que sa rêverie en soit interrompue. Vous diriez un Bouddha que ses fidèles déménagent.

Mais, en ma qualité de Bouddha exotique, je ne suis pas assis sur les nattes d’une auberge que toute la maisonnée se groupe autour de moi. Les prêches des bonzes ne réunissent pas toujours une aussi nombreuse assemblée que ne le fait mon silence. Les gens de Moji manifestèrent une curiosité encore plus vive que d’habitude. Les quelques mots que j’avais prononcés, mon expérience des usages, mon goût pour le saké et le poisson cru, me valurent une infinité de sourires et de salamalecs. Et tout à coup l’hôtelier, dont les questions avaient épuisé mon vocabulaire, se gratta la tête et envoya chercher un manuel de conversation anglo-japonaise. Il le feuilleta d’abord de droite à gauche, puis de gauche à droite, et sa figure se congestionna. Ce qu’il voulait me dire devait être bien grave, car il en oubliait les règles élémentaires de la politesse. D’agenouillé, mon homme s’était étendu sur le ventre, et, les pieds en l’air, la tête dans une main, son manuel dans l’autre, il continuait d’en tourner fiévreusement les pages. Une servante entra, me remit mon billet de chemin de fer et l’avertit que le kurumaya était à la