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J’éprouve à Nagasaki l’intérêt qui s’attache aux coins de terre où s’est livrée une grande bataille. Ce fut ici que, pour la première fois, il y a trois cents ans, l’Occident et le Japon se rencontrèrent. L’Occident fut vaincu, puis humilié. Le décor s’est si peu modifié que je songe aux récits de ces vieux Hollandais qui, à deux siècles de distance, nous signalent la même crevasse dans le même camphrier.

Sur ces flots arrivèrent les missionnaires espagnols et portugais, des hommes qui déployaient au service de leur foi l’énergie des explorateurs africains et des conquérans du Pôle. Leurs figures émaciées, dont tous les traits sont tendus vers la victoire ou le martyre, transparaissent sous la prose incolore où le Père Charlevoix les a pieusement ensevelis.

Quelques-uns d’entre eux me hantent, non les plus héroïques, mais ceux dont les défaillances me permettent de mesurer l’héroïsme des autres. Deux jésuites surtout. L’un, le Père Gago, après avoir accompli des prodiges et laissé de son âme sur toutes ces routes ensanglantées par les guerres civiles, fut pris soudainement, en pleine lutte, d’une invincible langueur. La flamme de ses yeux s’éteignit. On ne vit plus en cet apôtre qu’un énervé taciturne, qui n’ouvrait la bouche que pour prétexter des maladies et réclamer son ordre de départ. On l’embarqua. Il ne jeta pas même un regard sur ce pays qu’il avait rêvé de conquérir à son Dieu. Mais, pendant la traversée, la tempête assaillit le navire, et, dans l’imminence du danger, alors que matelots et capitaine avaient perdu la tête, il retrouva sa décision, son autorité, ses magnifiques vertus où l’on sentait un maître. Ce ne fut qu’un éclair au sein d’une nuit incompréhensible. La tempête passée, il retomba dans son mutisme et son indifférence. Rien ne put l’en tirer, ni les voyages, ni les bourrasques, ni sa longue captivité aux îles Salsates, ni sa délivrance. Il revint échouer à Goa et lentement acheva d’y mourir, sans qu’on l’eût jamais entendu s’enquérir du Japon où ceux qui avaient cru en sa parole agonisaient sous les tortures.

L’autre, le Père Provincial Ferreira, eut une destinée encore plus étrange. Le gouvernement japonais avait résolu d’extirper la religion étrangère, dût-il arracher des poitrines vivantes les