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à cette fonction, leur amenait de petites dames aux lèvres peintes qui s’occupaient de leur ménage et, suivant l’expression de l’un d’eux, « leur procuraient quelque confort domestique pendant les longues nuits d’hiver. » Les enfans qu’ils avaient d’elles disparaissaient dans la fourmilière japonaise. D’aucuns prétendent qu’on supprimait les mâles. Tous les six mois, un navire battant le pavillon de la Hollande arrivait, frété de sucre, d’épices, de laine, de coton, de caoutchouc, de mercure et d’ivoire. C’était le grand événement de la ville. Nous avons de la peine à concevoir l’effroyable éloignement où se condamnaient ces volontaires de la fortune, et plus de peine à nous expliquer que, pendant deux siècles, ils se soient placidement soumis aux insolences des Japonais. Mais, dans les ténèbres où le Japon s’était dérobé, Deshima brillait comme un récif d’or : ils s’y incrustèrent sous les outrages.

Cependant leur avarice fut profitable à l’humanité. Ils hébergèrent, en qualité de médecins, des savans, les Allemands Kaempfer et Siebold, le Suédois Thunberg ; et ces voyageurs, dont les livres furent traduits presque dans toutes les langues, rattachèrent au roc du Japon le câble de sympathie humaine si tragiquement rompu dans les mains des premiers missionnaires. Chaque fois que j’eus recours à eux, j’admirai la richesse de leurs informations, la sûreté de leur intelligence. L’idée de supériorité ou d’infériorité des races ne brouillait pas plus leur jugement que le souci littéraire ne dénaturait leurs impressions. Ils n’observaient point les peuples étrangers avec un détachement hautain ou une sentimentalité de dilettante plus orgueilleuse encore. Mais on sent dans leurs rudes in-folio un tel appétit de la science, une telle avidité de sortir d’eux-mêmes et de comprendre d’autres êtres, que je ne puis fouler sans émotion les pierres de Deshima, où péniblement, dangereusement, ils réunirent des matériaux inestimables. Il me semble visiter les ruines d’une geôle qu’un merveilleux travail de ses captifs aurait à tout jamais ennoblie.


Et ce passé qui me retient ne me distrait guère du présent. Je suis peu sensible aux gentillesses industrielles dont les habitans de Nagasaki amusent l’Européen. Ils exagèrent le Japon ; ils en exploitent les drôleries. Mais, dès qu’ils oublient de jouer leur rôle, si je surprends dans leurs yeux un regard de défiance