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pas le courage, on les y aiderait. Je le sais, moi : seulement, ça ne se répète pas tout haut. Ça n’est pas assez honorable pour les gens de la noblesse, et ça l’est trop pour les gens du peuple… Le directeur qui était resté en arrière nous avait rejoints, et nous reprîmes la route de l’infirmerie…


Comme, à certains momens, sous ce Japon moderne, nous découvrons, à côté des survivances du passé, des symptômes d’avenir morbide ! Ces soldats s’érigeant en juges de leurs chefs, — et le fait qui m’a été confirmé plus tard serait peut-être moins rare si les officiers ne donnaient presque toujours l’exemple de l’héroïsme, — ces soldats, sortis de la plèbe, agissent naturellement de la même façon et dans le même sens que jadis les samuraï condamnant et exécutant leur Daïmio. La Révolution japonaise a moins détruit l’esprit samuraïque qu’elle ne l’a propagé ; mais, en descendant les étages de la société, il s’est altéré de démagogie. Les subordonnés continuent de s’arroger un droit de contrôle sur leurs supérieurs ; et cette loi, qui naguère tempérait ce que l’état social du Japon avait de tyrannique, envenime aujourd’hui ce qu’il a d’anarchique. Elle se manifeste dans les administrations. Et l’armée elle-même, malgré sa discipline de fer, n’y échappe pas entièrement. Mais là, elle n’offre aucun danger, tant que les Japonais garderont leur notion de l’honneur et leur intransigeant patriotisme.

Et je compris bien la pensée du directeur de la prison lorsqu’il me mena devant les deux cages. Cet homme, qui m’a sans doute caché les défauts de son établissement et qui eût été désolé que je fisse la grimace sur la nourriture de ses pensionnaires, n’hésitait pas à m’édifier par le spectacle de ses « monstres » et à leur infliger par ma présence une nouvelle humiliation. Je crois qu’un Européen eût épargné et son hôte et les deux misérables. Mais la délicatesse des Japonais ne s’étend pas toujours plus loin que leur charité.


ANDRE BELLESSORT.