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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 32.djvu/76

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Conseil et avait été autorisé par le Roi à lui demander son sentiment sur les principales. Il exerçait ainsi les fonctions de ministre sans en avoir le titre et sans que personne s’en doutât, excepté Saint-Simon, qui, intime avec lui comme il l’était avec Beauvilliers, pénétra le secret, et un jour, à brûle-pourpoint, le força d’en convenir. Ces hautes fonctions, tant publiques que secrètes, n’empêchaient pas que Chevreuse ne se complût, autant qu’il le pouvait, à vivre dans la retraite, ne prenant que la part strictement nécessaire aux fêtes de la Cour, invoquant l’état de santé de la duchesse de Chevreuse, qui ne pouvait mettre de corps, pour se dispenser des Marlys où tant de courtisans se disputaient les invitations et où il fut cependant à la fin obligé de se rendre, le Roi, qui tenait à sa présence, ayant dispensé la duchesse de Chevreuse d’y paraître en grand habit. C’est qu’il était d’une piété sincère, avec une tendance au mysticisme, car il était de ceux que Mme Guyon avait séduits, mais préservé cependant de tout excès par un reste de son éducation janséniste. Invariablement fidèle à Fénelon, il était de ceux dont les yeux étaient perpétuellement tournés vers Cambrai. C’est à lui ainsi qu’à la duchesse de Chevreuse que sont adressées un grand nombre de ces lettres dont le recueil forme l’admirable correspondance spirituelle de Fénelon. Par les conseils que, de loin, le directeur donne à son pénitent, on peut juger à quel degré d’élévation morale le pénitent était parvenu. « Jamais homme ne posséda son âme en paix comme celui-là, dit Saint-Simon ; comme dit le psaume il la portoit dans ses mains ; le désordre de ses affaires, la disgrâce de l’orage du quiétisme qui fut au moment de le renverser, la perte de ses enfans, celle de ce parfait Dauphin[1], nul événement ne put l’émouvoir ni le tirer de ses occupations et de sa situation ordinaire avec un cœur bon et tendre toutefois. Il offroit tout à Dieu qu’il ne perdoit jamais de vue, et dans cette même vue il dirigeoit toute sa vie, et la suite de ses actions[2]. »

Cet amour de Dieu n’allait pas cependant jusqu’à le détacher des grandeurs du monde. Non seulement il aimait à signer : « duc de Chevreuse, de Luynes et de Chaulnes, » titre que lui contestait Saint-Simon, mais il prétendait faire remonter l’ancienneté du

  1. Ce portrait de Chevreuse a été écrit par Saint-Simon après la mort du Duc de Bourgogne.
  2. Saint-Simon. Édition Chéruel de 1856, t. X, p. 271.